Selon l'ancien magistrat, Ahmed Souab, la décision du juge d'instruction est une censure préalable, d'autant que l'article 109 de la Constitution sur lequel s'est basé le juge, interdisant toute ingérence dans la justice, n'évoque pas les acteurs du domaine médiatique, mais vise essentiellement l'ingérence des partis politiques. « On peut traiter médiatiquement des affaires en cours d'examen par la justice, un juge intègre aura la loi, sa conscience et ses convictions comme seuls repères dans l'examen des affaires juridiques et ne devrait être, en aucun cas, influençable », explique le juriste Peut-on concilier liberté de la presse et pouvoir de la justice ? S'agit-il d'un choix cornélien entre la liberté d'expression et la suprématie de la loi et de la justice ? La dernière décision d'interdire la diffusion de l'enquête de l'émission « Les 4 vérités » de la chaîne télévisée El Hiwar Ettounsi et la rediffusion de l'émission «50/50» diffusée sur la chaîne télévisée Carthage + rouvre le débat autour de la relation complexe entre presse et justice, deux contre-pouvoirs au service des citoyens. Deux émissions sur l'affaire des décès en série de nourrissons à La Rabta à Tunis ont été interdites de diffusion, sur ordre du tribunal de première instance de Tunis. Des décisions qui ont été prises pour une atteinte au droit d'expression, d'autant plus que pour l'émission d'El Hiwar Ettounssi, l'interdiction a eu lieu avant même sa diffusion. Sommes-nous revenus à la case départ de la censure préalable et la mainmise longtemps exercée sur les médias tunisiens ? Certains ne cachent pas leur inquiétude. Alors que les décisions d'interdiction de diffusion sont motivées par le fait que le traitement médiatique de cette affaire en cours d'instruction sans autorisation préalable aurait pour effet de nuire à l'intégrité de l'investigation, enfreint les principes de la confidentialité de l'enquête pénale et constituerait une ingérence dans le cours de la justice et serait contraire aux dispositions de l'article 109 de la Constitution qui interdit toute ingérence dans la justice, les critiques ont été nombreuses compte tenu de ce que certains ont qualifié de censure préalable des médias. En tout état de cause, le débat autour de la liberté de la presse a repris de plus belle en Tunisie. La Constitution tunisienne, dans son 31e article, interdit toute sorte de censure et de contrôle préalable pouvant porter atteinte aux libertés, notamment les libertés d'opinion, de la presse et d'expression. Mais cette même Constitution prône la suprématie de la justice et de la loi interdisant toute action à même d'entraver le fonctionnement du pouvoir judiciaire. De même pour le décret 115 relatif à la liberté de la presse, qui interdit de publier des documents ou données inhérents à une enquête judiciaire. Cependant, conformément au cinquième article du décret 116 relatif à la liberté de la communication audiovisuelle et portant création d'une Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), cette liberté n'est pas absolue mais est soumise à des restrictions. « La liberté d'expression ne peut être restreinte que dans des cas exceptionnels extrêmes et sur la base de critères précis se rapportant au respect des droits d'autrui et de son honneur, à la sécurité nationale, l'ordre public, ou à la santé », stipule cet article. Un problème d'ordre déontologique La Haica, chargée d'organiser et de réguler le paysage audiovisuel tunisien en veillant au respect des règles de l'activité audiovisuelle, constitue, en l'absence du Conseil de la presse, un outil pour concilier le droit à l'information et le respect des réglementations en vigueur. Recourir à la justice demeure, donc, le dernier recours. Donc vous l'aurez compris, chacun son arme, alors que la justice affirme appliquer la loi et protéger les affaires en cours, la presse hisse le drapeau de la liberté et du droit à l'information, mais se heurte parfois à un fait reconnu par tous : la liberté n'est guère absolue. Mais loin de cette question qui oppose la liberté de la presse à la suprématie de la justice, le problème semble plutôt d'ordre déontologique et éthique. Même si l'un et l'autre doivent respecter les droits des victimes mais aussi des accusés et présumés coupables, le journaliste ne doit pas être un juge, et le juge ne doit pas agir comme journaliste, mais les deux sont appelés à jouer au jeu de la complémentarité. C'est dans ce sens qu'abonde Ahmed Souab, avocat et ancien juge administratif. Pour lui la justice est appelée à garantir la liberté de la presse, et cette dernière est, sans doute, la garante d'une magistrature indépendante. Censure préalable ? Commentant l'affaire de l'interdiction de ces émissions, l'ancien magistrat estime qu'il s'agit bel et bien d'une censure préalable, « d'autant plus que l'article 109 de la Constitution sur lequel s'est basée cette décision, interdisant toute ingérence dans la justice, n'évoque pas les acteurs du domaine médiatique, mais vise essentiellement l'ingérence politique, notamment par les partis politiques. Il s'agit également d'une atteinte aux attributions de la Haica, organisme chargé, selon le décret-loi 116, d'organiser le secteur audiovisuel en Tunisie et ce conformément à la règle de la compétence». Ahmed Souab a rappelé dans ce sens un principe général stipulant que la liberté soit la règle et l'interdiction l'exception. « Si on analyse les choses, on s'aperçoit que la médiatisation de la commission d'enquête sur les décès des nouveau-nés de La Rabta constituerait un danger sur le bon déroulement de l'affaire, pourtant elle n'a pas été interdite. Pourquoi n'a-t-on pas, donc, interdit la médiatisation de cette commission et des résultats de l'enquête ? », s'est-il interrogé. Comment concilier le devoir d'informer et la recherche de la vérité avec le respect du droit et la légitime protection des individus ? Le débat reste ouvert, mais pour Ahmed Souab, la liberté est toujours la règle, mieux encore, la justice doit garantir cette liberté de la presse et le droit à l'information. « On peut traiter médiatiquement des affaires en cours d'examen par la justice, un juge juste aura la loi, sa conscience et ses convictions comme seuls repères dans l'examen des affaires juridiques et ne devrait être, en aucun cas, influençable », a-t-il expliqué. Pour rappel, la Haica considère que la décision de justice interdisant la diffusion de ces émissions télévisées comme étant une décision dangereuse qui menace les acquis en matière de liberté d'expression. Elle rappelle que l'article 31 de la Constitution mentionne que la liberté d'opinion, d'expression, d'information et de diffusion est garantie et qu'elle ne peut être soumise à aucun contrôle préalable. La Haica rappelle également que les raisons invoquées par le juge d'instruction pour interdire la diffusion du reportage stipulent un visionage préalable de la matière journalistique sujet à l'interdiction de diffusion. « Une telle décision empiète sur les prérogatives de la Haica, l'unique instance pouvant exercer un contrôle du paysage audiovisuel », a-t-on souligné. Ainsi tous les avis s'accordent sur un fait : juger le degré du respect d'une émission de la déontologie journalistique ne peut se faire qu'ultérieurement, c'est-à-dire après sa diffusion. Il serait inconcevable d'incriminer un fait avant son déroulement.