La scène littéraire tunisienne est paradoxale. Bien que fragile, voire faible, elle n'en recèle pas moins certaines énigmes. Jalousement, à l'instar de ces persistants secrets de famille que tout le monde sait mais que chacun tait. Et dont tous pâtissent. Ainsi en est-il du Mouvement de l'Avant-garde littéraire tunisienne. Quand et où le mouvement est-il né ? Qui en a fait partie ? Quels étaient ses fondements ? Ses motivations étaient-elles littéraires pures ou idéologiques alambiquées ? Ou les deux à la fois ? Etait-ce un mouvement organisé ou une instance informelle ? Pourquoi et quand a-t-il disparu ? Qui en a dressé le constat de décès ? Pourquoi aucun livre, aucune étude exhaustive ne lui ont été consacrés ? Autant de questions légitimes qui attendent des réponses claires. L'éminent homme de lettres et critique attitré Mohamed Salah Ben Amor a fait partie de l'Avant-garde littéraire tunisienne. Et il souscrit volontiers à la persistance de l'énigme aux multiples tiroirs hermétiquement clos. Il en a rendu compte notamment dans l'introduction de son livre publié il y a deux ans et intitulé Courants de la nouvelle avant-gardiste en Tunisie (Ittijahat al-qissa at-talai'iyya fi tounis). Ecoutons-le : "L'Avant-garde littéraire (1968-1972) n'en finit pas de susciter une large controverse dans la scène culturelle tunisienne, et ce, un tiers de siècle après sa disparition. Bien que la majeure partie de ses membres soient encore en vie, leurs déclarations contradictoires, leurs accusations réciproques et leurs entreprises d'anéantissement les uns les autres ont généré — et génèrent toujours — d'épais rideaux opaques sur la vraie nature de ce rassemblement juvénile qui n'a duré que quatre ans (de décembre 1968 à décembre 1972). Jusqu'aujourd'hui, on n'a pas tranché d'une manière irréfutable sur les principales questions relatives à l'Avant-garde littéraire : Quand a-t-elle été inaugurée ? Qui l'a inaugurée ? Qui l'a théorisée ? Quelle est la liste exhaustive de tous ses membres ? Quelle en était la nature : un mouvement organisé et structuré avec une direction, ou un courant spontané et ouvert ? Quels en étaient les soubassements ? Artistiques pures ou idéologiques ? Si personne n'est parvenu à des réponses convaincantes à ces questions fondamentales et lancinantes alors que la majeure partie des Avant-gardistes sont encore en vie, il est fort probable que ces questions relèveront à jamais de l'inconnu. Dès lors, le débat sur cette question s'apparente à une logomachie éprouvante et vaine. La plupart des spécialistes de la littérature tunisienne en sont désormais convaincus. Ils ont l'intime conviction que s'occuper du corpus créatif de l'Avant-garde littéraire importe bien davantage que fouiller sur les tenants et aboutissants qui y ont présidé" (traduit par moi). Le témoignage est capital. Sa signification est choquante mais non moins réaliste. Il faut signaler que Mohamed Salah Ben Amor compte incontestablement parmi la poignée de meilleurs connaisseurs de l'Avant-garde littéraire. Et pour cause. Bien que l'ayant rejoint tardivement, il l'a fait avec sa casquette de critique littéraire. Une casquette dont il ne se départ guère, qui plus est avec brio, depuis les années soixante du XXe siècle. Voilà où nous en sommes, hélas ! Les Tunisiens, toutes instances confondues, pâtissent de grandes lacunes et de cruelles amnésies dans le registre de leur mémoire collective. L'histoire y tient lieu de pâte modelable au gré des circonstances et des humeurs, des découpages segmentaires ou du fait du prince. Considéré sous l'angle de sa mémoire collective, le Tunisien est un mutilé. Un grand mutilé grave. Certains en chargent volontiers les instances officielles, le pouvoir. Or, ce n'est guère le cas en l'occurrence. C'est bien la société civile des gens de lettres (nouvellistes, dramaturges et poètes principalement) qui s'auto-saborde sur sa propre mémoire en prime. Ce qui n'exclut guère un pervers jeu d'influence, de prestige et de pouvoir en somme. Mohamed Salah Ben Amor a parlé de "déclarations contradictoires", d'"accusations réciproques" et d'"entreprises d'anéantissement les uns les autres". Et il a raison. Re-hélas !