Le passé n'en finit pas de hanter le présent. Dans un pays où, malheureusement, la grille de lecture du passé est commandée par les prismes déformants du présent, l'histoire réclame son dû. Avec une insistance quasi obsessionnelle par moments. La moindre des politesses serait de la solliciter telle qu'elle, ni sur-maquillée ni estropiée. Mon article consacré la semaine dernière à la grande énigme de l'Avant-garde littéraire a soulevé de bien âpres débats. Ici et là, des échanges et positionnements se firent jour. Certains d'entre eux ont même été, parfois, sans pardon. A tout seigneur tout honneur, Mohamed Salah Ben Amor — dont l'un des livres a été cité dans l'article —m'a transmis, par écrit, des précisions supplémentaires. Son témoignage est capital pour plusieurs raisons. Il est, en effet, avec Ezzeddine Madani, l'un des rares membres de ce mouvement encore en vie. Cela est on ne peut plus évident après les récentes et douloureuses disparitions, notamment de Samir Ayadi, Tahar Hammami et Radhouane El Kouni. Par ailleurs, Mohamed Salah Ben Amor a toujours porté dans le mouvement de l'Avant-garde littéraire la casquette du critique. Donc, de l'observateur averti, attentif et aux premières loges. Son témoignage n'en est que plus significatif. Last but not least, et à l'instar de tous les autres membres de l'Avant-garde littéraire Ben Amor n'a guère donné jusqu'ici des explications plausibles et évidentes sur la brumeuse genèse et la subite disparition de ce mouvement littéraire d'envergure. Dans sa réaction à mon article, il esquisse des "soupçons" d'explication sur l'Avant-garde littéraire qu'il qualifie de "groupe qui appelait à l'art pour l'art". Son but "est uniquement esthétique", chaque auteur étant libre d'aborder les thèmes de son choix. Cette "tendance" n'était par ailleurs guère animée par des convictions politiques ou idéologiques non déclarées et dissidentes. Les soupçons en question désignent une manœuvre du parti au pouvoir en vue de contrecarrer "les deux grands courants idéologiques qui dominaient le milieu estudiantin au détriment du parti au pouvoir : la gauche marxiste et le nationalisme arabe". Ce qui explique, selon Mohamed Salah Ben Amor, "l'adoption de l'avant-garde par le parti au pouvoir qui lui avait ouvert le supplément culturel de son organe Al Amal et le soutien que lui avait prodigué la revue Al Fikr de feu Mohamed Mzali qui était à l'époque ministre". La chute du plaidoyer de Mohamed Salah Ben Amor est à proprement parler détonante. A l'en croire, les avant-gardistes n'étaient que "des actants apparents sur une scène artificiellement mouvementée", alors que les vrais animateurs "étaient des têtes pensantes du régime politique de l'époque". De vive voix, Mohamed Salah Ben Amor m'a assuré que sa réaction a omis de préciser une autre donne essentielle. "L'approche de l'Avant-garde littéraire, a-t-il ajouté, s'inspire directement de Mohamed Bachrouch dont nous nous apprêtons à célébrer le centenaire en 2011. Il avait écrit une série d'articles en 1930, appelant à ce que la littérature tunisienne ne soit inféodée ni à l'Est ni à l'Ouest". C'est dire la pertinence des précisions de Mohamed Salah Ben Amor sur une énigme littéraire et historique qui, somme toute, n'en demeure pas moins une. Ecoutons-le : «Le journaliste, essayiste et penseur Soufiane Ben Farhat vient, en rédigeant cet admirable article publié dans le journal La Presse de Tunisie, de rouvrir une plaie qui ne s'est jamais réellement fermée, malgré l'écoulement de presque quatre décades. Il s'agit du mouvement littéraire dénommé par moi-même en 1969 " L'Avant-garde littéraire " qui avait dominé la scène littéraire dans le pays pendant quatre ans pour finir brusquement en queue de poisson et tomber dès cette date dans les oubliettes sans que personne ne soit parvenu à expliquer son apparition inattendue, ni son ascension rapide et fulgurante ni pourquoi il s'est éclipsé sans laisser de traces. Moi-même, qui étais l'animateur de ce groupe, me trouve aujourd'hui incapable de fournir le moindre éclaircissement sur ces questions inextricables, surtout que mon rôle au sein de ce mouvement se réduisait au suivi critique de la production littéraire avant-gardiste du point de vue formaliste pur. D'ailleurs, les membres du groupe étaient unanimes à penser que le but de l'écriture est uniquement esthétique et que chaque auteur est libre d'aborder les thèmes de son choix. Ce qui écarte assurément l'idée que cette tendance était animée par des convictions politiques ou idéologiques non déclarées qui sont contraires à celles du pouvoir. Cependant, l'adoption de "l'avant-garde" par le parti au pouvoir qui lui avait ouvert, à l'époque, le supplément culturel de son organe Al Amal et le soutien que lui avait prodigué la revue Al Fikr de feu Mohamed Mzali qui était à l'époque ministre, laissent soupçonner que quelques penseurs du parti destourien avaient planifié la création de ce groupe qui appelait à l'art pour l'art et à l'identité tunisienne en tant qu'alternatives à l'engagement littéraire et à l'identité arabe, afin de faire face aux deux grands courants idéologiques qui dominaient le milieu estudiantin au détriment du parti au pouvoir : la gauche marxiste et le nationalisme arabe. Ainsi, tout laisse croire que les avant-gardistes n'étaient que des actants apparents sur une scène artificiellement mouvementée dont les vrais animateurs étaient des têtes pensantes du régime politique de l'époque. Ce qui explique la disparition rapide du groupe dès l'avènement en 1972 du gouvernement de Hédi Nouira, un économiste ultra pour qui la culture n'est qu'un fardeau dont l'Etat doit se débarrasser coûte que coûte». Pour la petite ou la grande histoire de la littérature tunisienne, le témoignage de Mohamed Salah Ben Amor est pour le moins explosif. Il y fait montre de véritables dons d'artificier qui place des engins explosifs dans les pliures de nos familiarités mentales.