Par Khaled DELLAGI (médecin) Une page importante de l'histoire contemporaine de la Tunisie s'écrit actuellement en direct et en temps réel. Nous, citoyens tunisiens, avons amorcé une véritable révolution populaire, comparable à celles qui se sont déroulées dans le passé aux quatre coins du monde : Révolution française, Révolution bolchévique, etc. Celles-ci appartiennent à l'histoire et ont été longuement étudiées et disséquées. Quelle que soit la vision que les historiens peuvent avoir des conséquences de ces révolutions, positives ou négatives, tous s'accordent à penser que, dès les premières semaines d'un mouvement populaire, tous les événements à venir étaient écrits en filigrane. En d'autres termes, la page blanche est déjà écrite avec une encre indélébile. La Révolution tunisienne obéit aux mêmes règles. Accouchera-t-elle d'un joli poupon ou d'un monstre ? Moins de deux semaines après la chute de l'ancien régime, tous les protagonistes sont en place et agissent en coulisses et en plein jour. Qui sont-ils ? Le RCD, un parti-Etat discrédité et disqualifié, une armée dite populaire, des partis d'opposition laïques atomisés, des partis islamistes interdits, des syndicats politisés en ébullition et enfin les régimes des pays voisins. Tous ces protagonistes s'accordent sous le feu des projecteurs à souhaiter le même avenir radieux à notre pays : une Tunisie digne, libre, démocratique, nettoyée de ses maux que sont misère, corruption et inégalités. Mais en coulisses, une autre partie se joue. Une partie de poker-menteur. Qui va rafler la mise ? L'analyse des événements de ces derniers jours nous permet de pronostiquer deux vainqueurs potentiels, aux antipodes l'un de l'autre. L'islamisme ou l'armée. En effet, la révolte populaire était spontanée et généralisée sans porte-drapeau. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Un fait inédit, lourd de conséquences, vient de se produire. Un général, chef d'état-major de l'armée, la grande muette, vient de parler. Il se présente comme un recours contre le chaos annoncé si l'ossature de l'Etat se désintègre. En face, un chef islamiste rameute ses troupes pour être accueilli en sauveur. En vérité, ceux qui veulent l'échec de la Révolution sont nombreux et pour des motifs très différents : la peur d'être démasqué la main dans le sac (et ils sont légion), l'amour du jeu de la politique politicienne, les luttes claniques dans les partis. N'oublions pas l'ennemi extérieur qui fait tout pour étouffer ou faire avorter cette révolution. Reste les sages de la cité, et ils sont nombreux, qui décryptent les événements et qui appellent à la vigilance et à un sursaut de patriotisme. Mais leur voix est inaudible dans la cacophonie ambiante. A l'impossible nul n'est tenu. Alors soyons pragmatiques et clairs. Appelons un chat un chat. Les lendemains qui chantent sont un idéal inaccessible. Fixons des priorités absolues et réalisons un consensus national autour d'objectifs réalistes dans un cadre légal. Voulons-nous un Etat de droit, républicain, laïque et démocratique ? A cette question, des millions de citoyens y adhéreraient. Regroupons-nous par notre signature derrière cet étendard. Alors, le consensus se fera par le bas, à défaut de l'être par le haut. Dessinons à grands traits la «maison Tunisie» dans laquelle nous et nos enfants vivrons. Alors tous les rêves seront réalisables. Il faut donner aux sages le temps de la réflexion pour des décisions lourdes de conséquences. Que sont quelques mois dans la vie d'une nation ? Plus de cinquante années se sont écoulées depuis l'indépendance. Nous pouvons regarder en arrière par le rétroviseur, revoir les obstacles, les complots et les erreurs qui ont jalonné notre parcours. Et voir aussi nos réussites, pour mieux avancer dans la zizanie du populisme qui nous guette. Nous vivions enchaînés dans les cavernes de l'ancien régime, spectateurs d'un théâtre d'ombres. Pour voir le jour, il faut habituer nos yeux à la lumière de l'espoir. L'éblouissement peut causer la cécité. L'extrême euphorie rime avec anarchie.. Un général peut en cacher un autre. Un islamiste peut se cacher derrière un général (et vice-versa).