Par Mohamed Moncef KSIBI Durant la lutte pour l'indépendance de la Tunisie, la revendication majeure du peuple était de doter le pays d'une Constitution et d'un Parlement qui soient l'expression de la souveraineté populaire et de ses aspirations à la dignité et au progrès après une longue nuit de décadence, d'ignorance et de misère. Le sang des martyrs qui a coulé le 9 avril 1938 était parmi les sacrifices consentis pour la concrétisation de cette revendication. L'abolition de la monarchie n'était point au nombre de ces aspirations et elle aurait pu être évitée moyennant quelques aménagements permettant d'évoluer vers une monarchie constitutionnelle à caractère démocratique, à l'instar de tant de pays développés ou en voie de développement qui n'ont pas eu à regretter ce choix. Contre toute attente, et peu de temps après l'indépendance, la République fut proclamée dans un pays traditionnellement monarchique et sans aucune attache historique ou culturelle pouvant servir d'assise au régime républicain. Quoi qu'il en soit, le nouveau régime fut favorablement accueilli dans la mesure où il s'agissait d'une République qui devait inaugurer une ère nouvelle où la souveraineté appartiendrait au peuple à travers ses représentants élus, une République où le peuple serait maître de son destin, une République où le président et l'ensemble des responsables seraient les serviteurs du peuple et n'auraient de mérite que dans la mesure où ils s'acquittent de cette mission. Après le Bey, un président-monarque Néanmoins, et après avoir été à l'origine de l'instauration du régime républicain, Bourguiba a été le premier à saper les fondements de la République, notamment en prenant goût au pouvoir et au culte de sa personne, en réduisant toutes les oppositions au silence, y compris le silence des tombes, en asservissant les pouvoirs législatif et judiciaire au mépris du principe de séparation des pouvoirs, en laissant s'instaurer une longue tradition de trucage des suffrages, enfin en succombant au charme du pouvoir pour devenir un président à vie, autrement dit un président-monarque à la tête d'une République qui a vite cessé de l'être. Les tentations du pouvoir En tout état de cause, la longue expérience vécue sous Bourguiba et ensuite sous Ben Ali a au moins servi à démontrer que les tentations du pouvoir sont trop fortes pour qu'il puisse être confié à une seule personne sans limitation de ses mandats, sans restriction de ses attributions et sans qu'il y ait de véritables contre-pouvoirs. En l'absence de tels moyens préventifs, le président se transforme en monarque et n'hésitera pas à s'approprier l'Etat et ses destinées pour étouffer toute voix discordante et s'enfoncer enfin dans le despotisme. Ce pouvoir absolu écartera toutes les grandes figures et les valeurs sûres du pays, et ce vide sera comblé par des cohortes de courtisans hypocrites et de profiteurs de tous bords qui n'hésiteront pas à glorifier le président-monarque et à réclamer son maintien au pouvoir aussi longtemps que nécessaire pour la préservation des profits générés par le copinage avec le pouvoir. Sans séparation réelle des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et sans liberté d'expression capable de dénoncer les méfaits, le régime présidentiel favorise la suprématie du chef de l'Etat au point d'asservir les autres pouvoirs, sécrète une pernicieuse tendance à la tyrannie, crée un climat de terreur et incite par voie de conséquence à l'hypocrisie et aux pratiques courtisanes à grande échelle. Un président élu au suffrage universel pour servir le peuple finit ainsi par devenir le père de la Nation, le faiseur de miracles, le bienfaiteur universel, le choix unique tout au long de sa vie et le chef irremplaçable puisqu'il aura étouffé dans l'œuf toute possibilité d'émergence d'autres figures probantes. Les innovations de Ben Ali Les pratiques antirépublicaines ancrées tout au long du règne de Bourguiba, telles que le trucage des urnes, le despotisme et la négation de toute alternance au pouvoir, ont constitué des antécédents qui ne pouvaient qu'inspirer son successeur pour y puiser l'excuse de persévérer sur la même voie, aidé en cela par des conseillers apprentis-sorciers et un entourage qui a vite saisi tout l'intérêt à pérenniser le pouvoir de Ben Ali afin de bâtir un véritable empire fondé sur l'alliance malsaine entre les attributs du pouvoir et un affairisme sans scrupules. Dans sa conception de la présidence de la République, et contrairement aux généreuses promesses de la Déclaration du 7 novembre 1987 qui n'ont vécu que le temps d'un mirage, Ben Ali ne s'est pas contenté de continuer sur la voie de son prédécesseur ; il a instauré une nouvelle dictature qui n'accorde aucune concession à la liberté d'expression, une dictature où il n'y a aucune place pour l'opposition sauf l'opposition de décor, une dictature où le gouvernement est formé de ministres fantômes, une dictature qui n'a aucune considération pour le Premier ministre qui ne pouvait tenir une réunion que sur autorisation du président comme les communiqués de presse se plaisaient à le préciser. Ce président a d'ailleurs inauguré son règne par un amendement constitutionnel qui en a fait le chef de l'administration et de tous ses rouages, alors que cette attribution relevait auparavant du Premier ministre. Les conseillers siégeant au Palais de Carthage constituaient un véritable gouvernement parallèle et les ministres étaient d'illustres inconnus pour le commun des citoyens, puisque seul Ben Ali avait le droit d'occuper toute la scène. D'ailleurs, les Tunisiens n'ont découvert le Premier ministre Mohamed Ghannouchi sur l'écran de la télévision que le 14 janvier 2011, juste après la fuite du président déchu. La pression, seul outil de communication N'ayant ni le charisme de Bourguiba qui lui a permis de gagner les cœurs et les esprits de beaucoup de Tunisiens, ni son habileté politique qui l'autorisait à tourner à son profit plusieurs situations critiques, même lorsque le sang a coulé en 1978 et en 1984, ni encore la culture nécessaire pour assimiler les enseignements de l'histoire, y compris l'histoire des dictatures telle que relatée par l'inoubliable Ibn Abi Dhiaf, Ben Ali était gravement handicapé sur le plan intellectuel pour pouvoir dialoguer, communiquer et convaincre. Pour gouverner sans partage, il a sacrifié ses amis les plus proches pour plaire à sa seconde épouse qui fut parmi les causes de sa chute ; il a écarté les collaborateurs un tant soit peu gênants, étouffé toute velléité d'opposition sérieuse, utilisé les moyens de répression les plus hideux contre les têtes brûlées ou supposées comme telles, laissé se développer un caricatural style d'idolâtrie allant jusqu'à élever sa couleur préférée au rang de couleur nationale, pour tomber enfin sous le joug d'un entourage insatiable dont il n'a su ou pu freiner les appétits. Habitué à se faire obéir sans discussion et, s'il le faut, par la force de la répression brutale, Ben Ali s'est enfoncé dans un curieux sommeil du pouvoir pour connaître un non moins brutal réveil amorcé par le suicide de Mohamed Bouazizi et amplifié par un tsunami de contestations qui ont vite gagné l'ensemble du territoire. Ne connaissant aucun autre langage de communication, Ben Ali a cru pouvoir maîtriser la situation en faisant tuer et blesser des centaines de Tunisiens; mais le gong du départ a déjà sonné pour annoncer la fin de son régime et l'avènement d'une ère nouvelle où nous devons enfin faire la connaissance avec la vraie République. Vers une vraie République Le peuple a suffisamment souffert à travers les amères expériences de la fausse République et du régime outrageusement présidentiel sous le règne de Bourguiba et de Ben Ali. Les sacrifices des martyrs et la Révolution de la liberté et de la dignité n'auraient pas de sens si l'ancien régime n'est pas totalement aboli et si la vraie République à bâtir repose de nouveau sur un régime présidentiel porteur de tous les germes du despotisme. La rupture avec le passé et ses dérapages implique, non pas quelques retouches au régime présidentiel ou une simple limitation des attributions du président, mais plutôt l'instauration d'un régime parlementaire fondé sur une nette séparation des pouvoirs, avec un président de passage dont les fonctions sont bien délimitées et un gouvernement effectif et réellement responsable devant l'Assemblée du peuple. Dans ce régime, le gouvernement issu d'une majorité parlementaire, elle-même issue d'élections libres et sincères, exercera l'essentiel du pouvoir exécutif sous le contrôle des élus du peuple et également sous l'œil vigilant d'une presse enfin libre de dénoncer tous les abus. Pour sa part, et en application du principe de séparation des pouvoirs, la Justice cessera d'être aux ordres de l'exécutif et devra être rendue par des magistrats bénéficiant de réelles garanties d'indépendance pour ne se soumettre qu'à la volonté de la loi et à leur conscience. En outre, l'administration devra observer une stricte neutralité vis-à-vis des différents courants d'idées et d'opinions afin d'être au service de tous les citoyens et de toutes les sensibilités politiques. Toutefois, il serait illusoire de croire que le régime parlementaire est la formule magique en matière d'organisation de l'Etat ou la solution miracle aux problèmes du pouvoir. En fait, et sans minimiser les avantages substantiels de ce régime, il faut reconnaître qu'il doit être tempéré par des mécanismes constitutionnels appropriés afin d'assurer un minimum de stabilité gouvernementale nécessaire à la continuité des programmes de développement économique et social. S'il est indéniable que le contrôle de l'action gouvernementale par les élus du peuple et l'alternance au pouvoir sont hautement souhaitables, il est également nécessaire d'éviter de sombrer dans l'instabilité gouvernementale. Le statut du président De toute évidence, la future Constitution ne manquera pas de prévoir les dispositions essentielles concernant le président de la République, telles que les conditions d'éligibilité auxquelles il doit répondre, ses prérogatives et le nombre de mandats qu'il peut briguer. A cet égard, il est indispensable de restreindre les attributions du président de manière à renforcer le rôle du gouvernement afin que ce dernier puisse exercer l'essentiel du pouvoir exécutif, et qu'il puisse être par voie de conséquence réellement responsable devant les élus du peuple, en conformité avec l'essence même du régime parlementaire. S'agissant du nombre de mandats, l'expérience de plus d'un demi-siècle démontre la nécessité de s'en tenir à un maximum de deux mandats consécutifs quel que soit le mérite, étant entendu que le chef de l'Etat ne devra jouir d'aucune immunité au titre des actes se rapportant à l'exercice de ses fonctions ; son impunité dépendra uniquement de sa probité et de sa fidélité au serment rendu lors de son accession à la magistrature suprême. Par ailleurs, et pour compléter les règles constitutionnelles régissant le président de la République, il y a lieu de promulguer une loi définissant le statut du chef de l'Etat : une fois élu, le président doit suspendre l'appartenance à son parti pour être le président de tous les Tunisiens. Un inventaire de départ de ses biens et avoirs, sera établi et également un inventaire en fin de mandat, les deux documents devant être portés à la connaissance du public. Afin d'enrayer le mal endémique du culte de la personnalité, ce même statut devra prévoir l'interdiction d'accrocher son portrait dans les bâtiments officiels et les lieux publics, le seul symbole à arborer étant le drapeau national. Il sera fait également interdiction à son épouse, ses ascendants et ses descendants d'exercer toute fonction publique ou de s'immiscer dans les affaires politiques tant que le président est en fonction. Il convient enfin de mettre fin à la pratique héritée de l'époque de Bourguiba et consistant à approuver le budget de la présidence de la République par acclamation et sans la moindre discussion, à l'inverse de tous les budgets ministériels.