L'année 2011 a été pour les Tunisiens, celle de la Révolution qui a déclenché le printemps arabe. Les élections du 23 octobre ont été suivies par la mise en place des trois structures fondamentales de l'Etat à savoir l'Assemblée Nationale Constituante, et sa présidence, la présidence de la République et l'installation du Gouvernement. La loi de finances a été votée. Comment la société civile et les partis politiques, jugent-ils l'année 2011 ? Quelles sont les attentes de 2012 ? La parole à quelques acteurs du paysage politique et social. Abdeljelil Bedoui (président du Parti Tunisien du Travail): « Il ne faut pas se démobiliser» L'année 2011 était une année pleine de surprises. La première est la chute d'une dictature avec une facilité inattendue. La deuxième surprise est la victoire avec une si grande ampleur d'Ennahdha. La Révolution a été accompagnée d'une certaine euphorie qui a cédé la place à une certaine déception. Pour 2012, il va falloir se dessaisir car les transitions sont toujours pleines de surprises. Il faut que les forces politiques soient à la hauteur de cette transition pour qu'elle soit réellement démocratiques et ouvre de nouveaux horizons politiques. Après l'enthousiasme, il faut s'adapter à la nouvelle situation pour que le pays ne sombre pas. Il ne faut pas que la Révolution soit accompagnée d'une perspective de régression. Il n'y a pas de troisième solution. Ou le pays va de l'avant sur la voie de la Démocratie, ou on revient aux pratiques du passé. Les forces politiques ne doivent pas laisser le pays régresser. Il ne faut pas se démobiliser. Les forces politiques ont une grande responsabilité pour entretenir un état de veille. H.B. Raoudha Laâbidi (présidente du Syndicat des Magistrats de Tunisie) : «Un ultimatum de deux mois » En 2011, la création du Syndicat des Magistrats Tunisiens (SMT), est un événement qui représente un tournant pour la magistrature. Toutefois, il n'y a pas eu d'avancées dans les lois organisant la magistrature, ni dans les conditions de travail. Le gouvernement était faible et ne pouvait pas prendre de décisions. Pour 2012, les attentes sont grandes. Le gouvernement est légitime. La loi fondamentale d'organisation provisoire des pouvoirs a parlé de la promulgation d'une loi organisant les structures de la magistrature. Nous avons donné un ultimatum de deux mois pour que cette loi voit le jour. Le comité provisoire à créer, devra être élu. Concernant la loi fondamentale et le Conseil supérieur de la magistrature, nous avons préparé des projets de loi. Nous attendons que le nouveau ministre commence à traiter les dossiers. Nous avons demandé une réunion de travail pour discuter les problèmes de sécurité des tribunaux, des nominations au nouveau tribunal de Nabeul. Il faut informer des postes vacants. Ce sont là des problèmes qui n'attendent pas à l'instar des conditions de travail et des conditions matérielles des juges qui sont des priorités pour nous.
Pr. Sadok Belaïd (constitutionnaliste): «Beaucoup d'incertitudes pour 2012» L'année 2011 a été un tournant dans l'histoire contemporaine de notre pays. Certains sont allés jusqu'à dire que c'est l'année de la deuxième indépendance. C'est l'année de l'émancipation du pays de l'autoritarisme, de la dictature et de la corruption qui avaient régné. C'est une page tournée. Dans l'ensemble, c'était une année difficile, sur le plan de la détérioration assez attendue de la sécurité. C'était aussi une année difficile sur le plan politique. Il fallait tout reconstruire, ce qui était difficile. Beaucoup de gens étaient hostiles à la refondation de l'Etat. Ils étaient rattachés à l'ancien régime et ont fait obstacle à la continuation de la Révolution. Lorsque cette tendance a fini par être éliminée, il n'a pas été facile de déterminer les conditions de la nouvelle République. Est-ce qu'il fallait faire des élections de la Constituante ? Les difficultés de la reconstruction sont apparues, lorsque le 3 mars, l'option a été prise pour une Assemblée Nationale Constituante. Le vote doit-il être uninominal, régional avec la proportionnelle ? L'enjeu était très important. Les élections ont montré la légitimité des craintes du système électoral choisi. Nous avons eu des difficultés quant à la date des élections. Une autre difficulté s'est présentée sur les plans économiques et sociaux. La faiblesse du pouvoir et le manque de sécurité ont plongé le pays dans un climat d'incertitude. Le chômage a progressé de façon vertigineuse. Beaucoup d'entreprises ont fermé. D'autres sont parties à l'étranger. C'est une année difficile et de tournant. Malgré tout, nous avons vu le pays réussir à aller de l'avant. Il n'a pas sombré dans l'anarchie, la violence et le terrorisme, contrairement à d'autres pays arabes comme le Yémen, la Libye ou la Syrie. Le pays a réussi à sortir de cette impasse avec le moins de perte. Il a réussi à opérer des élections dont personne ne conteste le caractère démocratique. Le gouvernement provisoire s'est bien acquitté de sa mission. La Constituante a répondu aux urgences même si c'est critiquable. L'élaboration de la petite Constitution, l'élection du président du pays, le vote de la loi de finances sont à mettre au crédit de la Révolution. Elle a permis à la Tunisie d'aller dans la bonne direction, la stabilité, les réformes et le développement. Il ne faut pas croire que tout est en rose. Le pays était au bord du précipice. Il s'est ressaisi. Nous allons entrer en 2012 avec des défis. J'espère que le pays va être stabilisé dans les prochains mois. La croissance va démarrer de façon hésitante. Nous avons beaucoup de défis, car nous avons un grand nombre de problèmes très importants et très urgents. Presqu'un million de la population active est au chômage. Un million sur une population active de 2,5 à 3 millions, c'est très important. Le tiers de la population active qui produit la richesse nationale, coûte de l'argent. Il faut leur donner des compensations. Ils sont dans le seuil de la pauvreté. Non seulement ils ne rapportent rien, ils sont une charge à la Nation. Cette première difficulté est urgente, car ils ne peuvent pas vivre tout le temps dans la pauvreté. Le problème est urgent car nous allons avoir à affronter dans les prochaines années de nouveaux arrivages sur le marché de l'emploi. Il est urgent de trouver du travail au plus grand nombre des sans emploi. Le même problème se pose pour les autres secteurs comme le tourisme qui enregistre des entrées en devise et des emplois en moins. Le secteur minier n'a pas rapporté et a coûté au pays. C'est un facteur d'inquiétude. Par ailleurs, nous avons un défi à caractère politique extrêmement important. Quand et dans quelles conditions nous allons installer sur la base d'une Constitution démocratique, bien élaborée, les prochaines structures locales et nationales de l'Etat ? C'est un des éléments d'incertitude. Il faut une bonne Constitution, approuvée dans les meilleurs délais, une Constitution sans pièges et sans incertitude. Le deuxième aspect, il n'y a pas que l'Etat. Il y a d'autres parties prenantes qui interviennent dans la vie politique. Quelle est la nouvelle orientation de tout l'appareil syndical ? Quelles sont les conséquences du pluralisme syndical ? Quels sont les rapports avec les autres institutions ? Il faut que les syndicats interviennent de façon positive, pour participer à la solution des problèmes et non à en créer comme ils le faisaient auparavant. Aussi, les partis politiques sont un lieu d'inquiétudes. Quel va être l'équilibre entre les partis aux nouvelles échéances électorales ? Est-ce le même rapport de forces actuelles ou un autre ? Si le pays s'engage ans une situation de monopolisation du pouvoir par un parti ou un groupe, il y a risque de retour à la dictature. C'est une question non résolue. Le quatrième défi est celui de la nouvelle politique de développement économique et social dans le pays. Le Gouvernement n'a pas avancé une politique claire à ce niveau. Le discours de Hamadi Jebali est lacunaire. Nous sommes dans une situation du pompier qui va là où le feu est le plus fort. Le pays a besoin d'un nouveau modèle de développement, car l'ancien a échoué. Où est la nouvelle politique économique ? Jusqu'à maintenant, nous ne le savons pas. Or, la Tunisie, en l'espace de deux à trois ans, doit renouer avec la croissance et le développement et doit viser 8 à 10% de croissance. Comment y arriver ? Ce sont des problèmes difficiles dont nous ne connaissons pas les réponses. H.B.
Abdessattar Ben Moussa, président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme: «Les déclarations de bonnes intentions ne suffisent pas » « On ne peut pas nier qu'en l'an 2011 on a avancé à des pas de géants concernant la question des droits de l'Homme. La liberté d'expression et celle de rassemblement sont devenues le propre de tout le monde, dans la pratique et non pas au niveau de la parole pompeuse. La société civile depuis le 14 janvier s'est acquittée du rôle qui lui échoit. Je crois que c'est bon signe. Mais liberté d'expression ne veut pas dire diffamation et droit de rassemblement n'est pas synonyme de gabegie. Parmi les points positifs que l'on peut noter est bien entendu l'organisation d'élections des membres de l'ANC dont le moins qu'on puisse en dire, libres et transparentes même si la loi organisant ces élections a connu quelques imperfections. Côté justice transitionnelle, je crois que les choses n'ont pas avancé comme on le souhaitait. On ne peut pas avancer dans le processus de démocratisation du pays tant que les familles des martyrs ou les victimes n'ont pas été rétablies dans leurs droits. Beaucoup de non dits également est à dénoncer concernant le dossier des snipers qu'on a étouffé. L'ambigüité de la question n'a pas été levée. Il est à noter également que pendant la période postélectorale quelques déclarations de responsables étaient surprenantes et j'ai bien peur qu'elles ne soient porteuses d'idées qui peuvent menacer la démocratie. Pour ce qui est de l'an 2012 j'espère que les droits de l'Homme soient intégrés dans la Constitution en se basant pour ce faire sur le Déclaration universelle des droits de l'Homme et des conventions ratifiées par l'Etat tunisien. J'espère également que l'indépendance de la justice soit un acquis car à mon sens les déclarations de bonnes intentions comme celles faites par le ministre fraîchement nommé quant à l'abolition de la tutelle sur la justice, ne suffisent pas. Il faut engager des réformes dans ce sens. Je suis persuadée par ailleurs que ce n'est pas l'Etat qui doit effectuer ces réformes, c'est plutôt le rôle des juges eux-mêmes. » M.B.G.