Par Khaled EL MANOUBI(*) La relation entre les élèves et les professeurs du secondaire, tout comme celle entre élèves et instituteurs, n'est point personnalisée. Mais même dans ce cas, le politique est un tiers exclu sur le terrain scientifique et pédagogique et l'administratif ne doit s'en mêler que s'il est exercé par des pédagogues placés sous le contrôle de l'université. La formation peut y être, en un sens, standardisée et donc donner lieu à un contrat à objet définissable grâce aux standards correspondants. Pourtant, cet objet tend à devenir inexistant. Notons, entre autres indications en effet, cette enquête journalistique d'un quotidien tunisois (numéro du 29/4 au 5/5/2004) portant sur le phénomène envahissant des cours particuliers. On y apprend que les élèves et les enseignants s'accordent sur deux choses : absence de formation, présence de la bonne note(1). Il y a là corruption généralisée passible du code pénal sans que nul ne bouge le petit doigt(2) : le contrat légal est dépourvu d'objet et le contrat illégal portant achat de la note serait nul s'il y avait une quelconque logique sociale. Nous avons montré dans nos ouvrages que le contrat, situé au-dessus de tous – Etat et croyances compris – au moins depuis le dépassement de la mondialisation initiale du capitalisme il y a 3 siècles, fonde depuis l'avènement du capitalisme il y a cinq siècles et les causalités et le sujet réel implicite et la science théorique énoncée par ce porte-parole de ce dernier qu'est le sujet de connaissance également implicite. Faute du respect du contrat issu du moins développé des marchés, le marché au comptant, il ne peut y avoir ni sujet pensant ni sujet enseignant, ni sujet enseigné. Comme nous l'avons expliqué dans le chapitre 6 de notre dernier ouvrage (La globalisation et ses anachroniques, CPU, Tunis, 2005), il se produit en cas de non-soumission au contrat un décrochage de la base sociale du savoir suite à la décolonisation et la société des anachroniques se trouve alors en dehors du champ des sciences sociales. Elle est aussi inapte à susciter toute innovation d'ordre social, théorique ou technique sauf rupture révolutionnaire par définition imprévisible . Et que l'on ne s'y trompe pas : l'auteur de ces lignes est le produit de la seule université française ici présente du temps du protectorat et des premières années de l'indépendance. Du reste, la seule société de référence est celle des sujets. Et, quoique que l'on dise, l'échange entre les sujets de la globalisation actuelle et les non-sujets est un non-sens au moins jusqu'à l'avènement des médias sociaux universels. Reste à préciser un point. L'auteur de ces lignes se présente comme professeur émérite. Mais que vaut un titre proposé par des conseils de faculté ou d'université en l'absence de l'institution professorale et décidée par un ministre qui prend sa fonction de maître de l'université au pied de la lettre ? La loi de la Fonction publique a, du reste, été révisée pour réserver au pouvoir politique l'octroi du titre de professeur ou doyen honoraire. Et même la coquille – qui, comme on l'a vu , est vide – du titre de professeur émérite a pratiquement été pulvérisée par la décision de 2006 consistant à soumettre toute heure d'enseignement – nécessairement supplémentaire puisque c'est la caisse des retraites qui paie cet émérite retraité – de celui-ci à l'autorisation ponctuelle et préalable de l'administration publique. Pour en revenir à l'honorariat, précisons que son usage est pratiquement limité aux universitaires. Dans une publication du ministère tunisien de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (Mesrs) , Charles-André Julien se présente sous le double titre de professeur honoraire à la Sorbonne et de doyen honoraire à la faculté de Rabat; il ne vient à l'esprit de quiconque, législateur compris , de soumettre l'usage de ces titres à une quelconque autorisation des administrations politiques de France ou du Maroc (Programme national de recherche : histoire du Mouvement national : réactions à l'occupation française de la Tunisie, Mesrs Cnudst, Tunis 1982, P.17). L'auteur de ces lignes a utilisé le titre de doyen honoraire avant que l'honorariat ne soit intégré au statut de toute la Fonction publique pour être soumis au bon vouloir du prince. Ce dernier ne l'a pas octroyé jusqu'ici à notre connaissance : c'est l'institution professorale qui s'en trouve ainsi fossoyée. Parler d'échanges culturels avec les pays respectueux de la plus éminente des institutions culturelles qu'est le professorat et dotés véritablement d'une société civile est donc purement et simplement sans objet tant que les institutions sont bafouées. Ce qui précède suffit à montrer que le régime de Bourguiba n'a pas fondé l'université, mais qu'il l'a au contraire grandement entamée : ne pas oublier que l'université se ramène à l'institution professorale parce que les savants ne peuvent que se coopter pour assurer leur reproduction. Naturellement, le régime a développé en apparence l'université, sauf qu'il s'agit d'apparence simple car ce développement avait pour motif affiché la formation des cadres, lesquels ne sont que les ingénieurs censés appliquer le savoir. Sauf qu'il n'y a point de formation de cadres supérieurs sans professeurs détenteurs du savoir. Sauf que, enfin, l'Institut des hautes études en particulier, fondé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sous la houlette de l'Académie de Paris, faisait figure de vraie université de par l'authentique institution professorale qu'il abrite. Ce travail de démolition sera achevé par le régime de Ben Ali, lequel a porté l'estocade finale à l'institution professorale en la dépouillant du dernier pouvoir qu'elle avait, celui de la responsabilité des examens. Le travail de sape, commencé par la nomination des chefs de service en tant qu'agrégés et par l'institution de vigiles universitaires échappant de fait – et non de jure – à l'autorité des doyens élus qui ne l'ont point réclamée, a été conclu d'une manière spectaculaire par le ministre Dali Jazi . En effet, une fuite d'examen s'est produite à la faculté des Sciences économiques et de Gestion de Tunis en juin 1998 .La police de Ben Ali, qui passe pour être l'une des plus efficaces au monde, n'a jamais démasqué les auteurs de cette fuite. Une question simple peut, cependant, être posée : à qui profite le crime ? Enfourchant ce scandale, le ministre de tutelle a implicitement considéré que les professeurs représentés par leur conseil scientifique et leur doyen, tous deux élus, ne sont pas dignes d'assurer la responsabilité des examens , en ordonnant de refaire les épreuves selon une façon différente de celle déjà adoptée par ledit conseil et en déchargeant ce dernier au profit du président nommé de l'université , Brahim Baccari . Ajoutons à cet égard qu'il n'est pas encore tard pour la justice et la police judiciaire d'instruire cette affaire. La suite logique de l'achèvement de cette démolition de l'institution professorale s'est produite en juin 2003, toujours à la faculté des Sciences économiques et de Gestion de Tunis. Dès que l'enseignant remet les notes attribuées aux copies de sa discipline à l'administration de la faculté, celle-ci les affiche avant la tenue du jury par définition souverain en matières de notes(3). Au doyen de l'époque Haddar, j'ai alors signifié en tant que président du jury que je ne saurais tolérer que la note n'émane pas du jury en tant que tel. Et le doyen Haddar n'a pas trouvé autre chose à me dire que «cela vient d'en haut; nous ne sommes plus une faculté, nous sommes devenus un lycée». Ma réponse a été que je m'en tiens à la lettre que je lui ai déjà adressée de sorte que je n'ai jamais plus présidé un jury d'examen depuis cet incident dévastateur. ____________ (1)Un des témoignages d'élève relève que «ces cours ne sont d'aucune utilité» .Un autre témoignage note qu'il s'agit seulement ‘'d'obtenir de bonnes notes'', l'enseignant proposant dans ses cours particuliers des sujets d'examen ''voisins et parfois identiques‘' à ceux qu'il donne dans ses cours publics. Les enseignants, de leur côté, admettent que les ‘'ces cours particuliers ne sont pas utiles‘' et que ‘'le but n'est autre que de se débrouiller‘' matériellement. (2) A la faveur d'une fuite d'examen – non élucidée à ce jour et sur laquelle nous reviendrons — à la faculté d'Economie de Tunis , le ministre Jazi a violé les compétences de la faculté – doyen et conseil scientifique notamment – pour intervenir dans l'affaire afin de créer un précédent tendant à instituer l'ingérence du politique dans ce qui est propre à l'institution professorale , le doyen et le conseil scientifique ne pouvant être que l'émanation de cette institution. (3) Le journal La Presse a reproduit une lettre — affichée par l'administration de la faculté — d'un parent d'élève (sic) de celle-ci louant «l'initiative» prise par la faculté permettant à l'élève (resic) de se situer pour la suite des épreuves en prenant connaissance de sa note avant la tenue du jury.