Il est une autre institution qui a été aussi grandement malmenée. Toutes les disciplines scientifiques— et spécifiquement les sciences sociales théoriques—sont tributaires pour la plus grande part de leur existence de la disponibilité de vastes statistiques sociales. D'une manière analogue à l'institution professorale, celle des statistiques est pratiquement inconcevable sans l'argent public. Mais alors que dans les pays démocratiques, les maisons de fabrication des statistiques—comme notamment la Banque Centrale—sont soustraites à l'autorité du gouvernement, en Tunisie cette nécessaire autonomie n'a pu que sombrer. Il en résulte qu'une suspicion systématique entache nos chiffres et autres informations d'ordre statistique tant que l'institution statistique n'est pas réhabilitée. Réhabilitée, encore une fois, car cette institution existait bel et bien au temps du protectorat et au début de l'indépendance. Et pour peu que les élections de la Constituante ne soient pas, d'une manière ou d'une autre, viciées, il est essentiel de redonner au professeur d'université et au statisticien et à la maison de ce dernier une réelle indépendance. S'agissant de la Banque Centrale, les choses sont plus complexes. Les marchés au comptant ,aujourd'hui l'ombre d'eux-mêmes, ne commenceront leur longue convalescence qu'au lendemain d'un scrutin non raté. En particulier, les marchés des devises et le marché monétaire seront encore hors d'atteinte. Le taux de change devra continuer à être administré d'autant plus que les marchés à terme continueront à être inconcevables. En d'autres termes, la démocratie ne peut pas attribuer autre chose que la toute première ébauche du sujet alors que le capitalisme en est à la quatrième génération de ce sujet implicite mais réel et est en train d'en produire la cinquième. Or la Banque Centrale de la dernière génération ne peut faire autre chose que se mettre à la place du sujet—le contractant générique. Sans pour autant être capable d'anticiper avec précision le futur apprivoisé socialement par ce même sujet. Il n'en reste pas moins que dans la Tunisie seulement démocratique—pourrait-on dire —il y a quelque chose de malsain à considérer le gouverneur de la Banque Centrale comme un membre du gouvernement soumis à l'autorité du président qui le nomme. C'est que la Banque Centrale a la tâche redoutable de se mettre à la place d'un sujet tunisien qui n'existe au mieux qu'en tant que virtualité première, tout en étant contrainte de faire le jeu des sujets accomplis de l'étranger . Cette tâche revient à rien moins que de faire jouer à la non-monnaie qu'est le dinar le rôle de monnaie qui satisfasse à la fois les investisseurs étrangers et les pseudo-investisseurs locaux, car ces derniers ne sont pas encore des sujets de plein exercice. Qu'on le veuille ou pas, le contrôle ultime revient à la globalisation et le contrôle national n'est, à la limite, qu'un pseudo-contrôle. A ce niveau, l'autonomie du banquier centrale est analogue à celle du professeur d'université et du statisticien : la science est d'autant plus universelle qu'elle n'est que la parole du porte-parole du sujet réel globalisée. Et le banquier central, tout comme le gouvernement, mais chacun de son côté, devra s'efforcer de transformer l'indignité nationale en dignité globale à partir d'une base proprement nationale. Si par la force des choses, le gouvernement est l'expression de la nation en démocratie, il est impératif de doter le système bancaire en général et le banquier central en particulier d'une autonomie de nature à opérer un ancrage fondamentalement fragile de la pseudo-nation dans la globalisation. Une précision s'impose à ce propos. Dans les deux dernières générations des marchés, la monnaie a cessé d'être une marchandise de sorte que l'or n'est ni monnaie ni contrepartie de la monnaie. La monnaie véritable d'aujourd'hui a pour contrepartie une créance et celle-ci n'est vraiment négociable en principe que si elle porte la signature d'un véritable sujet, lequel, avons-nous dit, n'existera qu'à l'état de première virtualité au lendemain du premier scrutin valable de l'indépendance. Il est également nécessaire de rappeler que la démocratie n'a été atteinte en Europe occidentale, ce berceau du capitalisme, qu'après au moins deux siècles d'installation du marché et qu'une fois que celui-ci estdevenu et accompli et manifeste. Autrement dit, la démocratie y a été la suite historique de l'existence du marché et comme réalité essentielle et comme apparence. A l'inverse, chez nous, la démocratie à faire est la conditionn historique pour avoir l'essence du marché, du moment que nous n'avons, au mieux, que l'apparence ou la forme de ce dernier. (*) Ancien doyen et professeur émérite d'économie politique