Par Sadok Belaid* C'est la question que l'on pose lorsque le front a été sérieusement désorganisé par les attaques de l'ennemi et que l'on ne sait plus si le chef compte encore parmi les vivants, ou encore lorsque, dans une hiérarchie perturbée par les disputes internes et les confrontations, quelqu'un émerge du lot et, en posant la question sur un ton plus ou moins arrogant, entend en réalité imposer son autorité. Que l'on soit dans le premier ou dans le second cas, il faut admettre, alors, qu'on est en plein dans une situation de crise et que les principes d'un commandement cohérent qui conviennent aux sociétés bien organisées vont en être sérieusement affectés et risquent de se traduire par des conséquences très graves pour ces dernières. Or, à notre grand regret, nous pensons que notre pays se trouve aujourd'hui dans la double situation de crise que nous venons de décrire, et que cela risque fort de freiner gravement la marche de la Révolution du 14 janvier. De cette double crise aux facettes multiples, nous n'évoquerons ici que le volet relatif à l'exercice du pouvoir politique. Pour la période qui va s'étendre jusqu'au 24 juillet prochain, les Tunisiens ont très sagement accepté de remplir le vide laissé par l'écroulement de l'ancien régime et de toutes ses institutions par la mise en place d'un régime transitoire de consensus national constitué d'un minimum d'institutions et de règles et de conventions jouissant tout aussi fictivement d'une vague légitimité nationale mais qui permettent au pays de sortir de l'impasse constitutionnelle et politique dans laquelle il s'est trouvé plongé le soir du 14 janvier dernier. Encore faut-il que tout le monde accepte de jouer le jeu suivant les règles du fair-play et loyalement. C'est précisément là que le bât blesse et que, sans vouloir offenser personne, nous estimons que certaines parties sont loin de respecter intégralement les règles du jeu de cette partie et cherchent plutôt à profiter de la faiblesse du système dans son ensemble pour le tourner à leur avantage en ayant recours à des moyens et à des postures relativement peu recommandables. Nous pensons très salutaire de rappeler, tant qu'il est encore temps, quelques règles et principes applicables en ce genre de situations. Nous prendrons pour illustration de notre démonstration, le cas des rapports de la ‘Haute Instance…. avec les institutions gouvernementales en matière d'élaboration du système électoral en vue de la future Assemblée nationale constituante. – Ainsi qu'on le sait, le décret-loi du 18 février 2011 a chargé ce comité d'un certain nombre de missions, dont il n'a jusque-là, accompli qu'une seule : la préparation d'un projet de décret sur le système électoral. Nous nous arrêterons à ce projet de texte et entreprendrons de rappeler, à ce sujet, les principes de procédure normalement applicables en la matière. Première règle : lorsqu'on a opté pour un modèle électoral au détriment d'un autre, il faut justifier son choix. La Commission a présenté, dans un premier temps, deux variantes du système électoral : le système dit uninominal et le système dit de liste. La tradition dans ce domaine veut que l'auteur d'une initiative (ici, législative) fasse accompagner le projet retenu d'une note explicative ou encore d'un exposé des motifs dans lesquels il justifie son choix. Cela n'a pas été fait ici. Cela laisse une indélébile impression que l'auteur de ce projet a agi arbitrairement et qu'il a trop préjugé de la capacité d'alignement du destinataire de ce texte sur ses décisions. Cela constitue manifestement une première infraction à la règle du fair play susmentionnée. Deuxième règle : en matière d'élaboration de textes normatifs, le principe est que c'est l'autorité décisionnelle qui l'emporte toujours sur l'autorité consultative, et non l'inverse. Ce n'est pas à l'autorité décisionnelle' de se plier aux commandements de l'autorité consultative, mais c'est la règle inverse qui doit impérativement s'appliquer. Le rappel de cette règle doit mettre fin aux gesticulations gratuites et superfétatoires de nombreux membres de la Commission qui se laissent facilement aller à la surenchère et aux élans oratoires habituellement tolérés seulement dans certains couloirs des pas perdus. Troisième règle : entre une autorité délégante et une autorité délégataire, c'est toujours la première qui a le pouvoir exclusif d'initiative et d'interprétation de la délégation, et non l'inverse. C'est hélas !, ce qui semble avoir échappé à la majorité des membres de la Commission… A moins que cette dernière n'ait pensé pouvoir se placer au niveau de l'autorité délégante elle-même. Mais dans ce cas, il y a encore des règles à respecter …. Quatrième règle : ne jamais dépasser les limites de sa compétence et en cas de doute, on doit en référer à l'autorité supérieure. La Commission a reçu pour mission de rédiger des projets de texte à proposer à l'autorité supérieure. C'est le cas avec l'avant-projet du système électoral. Elle n'a reçu aucun pouvoir législatif initial et qui lui soit propre car elle n'est qu'une autorité inférieure et subordonnée à l'autorité supérieure. Elle devait s'en tenir là. Or, ce n'est pas ce qui en train de se passer actuellement, puisque cette Commission entend entreprendre la rédaction d'un acte constitutionnel —le Pacte républicain — et, non pas plus modestement, législatif, comme c'est le cas avec la loi électorale, quel que soit le respect que tous les Tunisiens vouent à un projet semblable. Le risque très fort, hélas !, est que la forme va venir mettre en danger le fond et que ce projet risque fort de susciter sur le fond des résistances très fermes en raison du mauvais choix de la forme. Cinquième règle : le seul cas où l'autorité inférieure puisse prétendre à s'ériger au niveau de l'autorité supérieure est qu'elle puisse atteindre un niveau de légitimité au moins égal à celui de celle-ci. C'est ce qui semble, à tort, être la conviction d'un grand nombre des membres de la Commission. Le signe démonstratif de notre analyse est que certains membres de cette Commission, parmi les plus doctes, ont affirmé que dans les rapports de cette dernière avec le Gouvernement provisoire, c'est la Commission i- qui décide, ii- qui décide sans appel, iii- et qui décide sans appel et en prenant le pouvoir de mettre le gouvernement provisoire devant ses responsabilités devant la nation pour les conséquences dramatiques qui pourraient découler de son refus de se plier aux ordres de la Commission. Sixième règle : pour que l'autorité inférieure puisse prétendre avoir atteint ce niveau supérieur de légitimité, elle doit, au préalable, s'assurer qu'elle jouit effectivement du soutien de la base populaire dans le respect du consensus national susmentionné dans toute sa subtile fictivité décrite plus haut. C'est ce qui semble être la conviction partagée par la très grande majorité de la Commission puisque, comme le notent certains d'entre eux, s'il est vrai que de toutes les institutions actuelles, aucune ne jouit réellement d'une légitimité plénière, la Commission, elle, se détache nettement du lot, et prétend qu'elle est la plus légitime parmi toutes les instituons non légitimes ! Encore, si c'était réellement vrai ! Or, contrairement à ces prétentions, tout le monde sait que parmi les institutions les moins légitimes dans ce pays, il faut précisément citer en premier lieu, la Haute Instance, non pas seulement en raison du profond fossé qu'elle a creusé entre elle et le peuple, mais encore en raison du fait que cette Commission croit pouvoir attribuer sa puissance – nous ne dirons pas sa légitimité — au fait qu'elle est composée de représentants de divers partis politiques, insignifiants par ailleurs, et en feignant de ne pas se rendre compte que tous ces partis – qui n'ont strictement rien apporté à la Révolution du 14 janvier – ont saisi l'occasion rêvée pour eux, d'instrumentaliser cette Révolution pour redorer leur blason à bon compte en affirmant la servir, là où en réalité, ce sont eux qui, sans vergogne, se servent d'elle pour des intérêts partisans et intéressés… Septième règle : lorsque dans des conditions aussi ambiguës, la Commission a produit un texte électoral aussi discutable, elle ferait bien de réviser sa copie et d'éviter ainsi à notre pays les désagréments et les troubles qu'elle estime découler de la résistance du gouvernement et de la population entière à ses projets mal inspirés et contreproductifs…