Par Hatem M'rad* Parler d'une transition par l'opinion publique peut paraître surprenant, en ce sens où la transition est un processus politique exceptionnel, complexe, peu ordinaire et para-institutionnel, un processus s'appuyant sur des procédures et des techniques propres à un ordre transitoire approximatif, flou, valable pour une phase intermédiaire. Parler d'une transition par l'opinion publique peut paraître encore plus surprenant, en ce sens où le rôle traditionnel de l'opinion se situe plutôt dans le cadre d'une démocratie parlementaire. L'opinion est en effet normalement prédestinée à jouer un rôle d'arbitre dans les conflits qui peuvent survenir entre l'exécutif et le législatif, voire dans les conflits qui peuvent survenir à l'intérieur du Parlement entre la majorité parlementaire et l'opposition, alors qu'en l'espèce en Tunisie, on peut se demander entre qui et qui l'opinion va-t-elle arbitrer ? L'opinion est en effet seule face à un gouvernement provisoire, dont le chef est désigné par un Président de la République par intérim, non élu, face à un parlement dissous, suite à l'abrogation de la Constitution. L'opinion tunisienne présente ne sort-elle pas ici du cadre démocratique ordinaire ? En fait, il n'en est rien. D'abord, on ne peut écarter l'opinion des débats sur la transition sous prétexte qu'ils sont complexes et techniques. C'est dans cette phase transitoire que se préparent en réalité les grandes options politiques futures de la nation, certainement déterminantes pour l'édification de la démocratie. Or, les moyens tendant à la construction de la démocratie, les techniques de transition valent dans le cas de figure autant que l'objectif lui-même, la construction de la démocratie. De fait, en Tunisie, c'est l'opinion qui focalise les débats politiques depuis la révolution. Elle s'intéresse à tout et à rien. Des choix fondamentaux aux moindres détails insignifiants de la vie politique. Brimée depuis un demi siècle, elle estime être en droit d'intervenir sur tout. Son intervention se justifie d'autant plus que la transition tunisienne ne s'appuie ni sur des institutions représentatives, élues et légitimes, ni sur des structures bien établies, ni sur un jeu politique clair. Face au quasi-vide institutionnel, l'opinion rétablit en ce cas une sorte de démocratie sans représentants. A défaut de représentants politiques et de parlement, ou même d'Assemblée constituante, l'opinion fait office de tribunal suprême. Elle contribue au gouvernement de la cité en parallèle avec le gouvernement provisoire. Elle nomme et révoque ministres, chef de gouvernement et hauts responsables, établit l'agenda politique et décide même des choix constitutionnels majeurs. Elle instaure une démocratie d'opinion en l'absence de démocratie représentative. L'opinion considère qu'en tant que dépositaire de la Révolution (c'est elle qui incarne les manifestations de rue), elle se doit d'assurer et d'accompagner la transition. Face à l'absence de jeu partisan, l'opinion publique tunisienne semble être le seul contre-pouvoir de la phase transitoire. Ambiguïté de la transition par l'opinion Malgré sa nécessité, une telle opinion, aujourd'hui à caractère révolutionnaire, impatiente, résolue, voire têtue, rend difficile le processus de la transition, qui nécessite de savants compromis, sans doute plus élaborés encore que les compromis politiques ordinaires. D'où l'ambiguïté de la transition par l'opinion, qui peut arriver, en profitant du chaos généralisé, à confondre le gouvernement d'opinion effectif avec le gouvernement d'une foule tyrannique qui ne cherche nullement à tenir compte des contraintes du pays. Convaincu en effet de sa nouvelle légitimité, l'opinion, avec ses leaders d'opinion, arrivent à focaliser les débats sur la transition et à faire ressortir ce que certains «transitologues» ont appelé les «points saillants» ou «solutions focales» de la transition. On lui doit notamment l'émergence des points suivants dans le débat politique national : - L'idée traduite par le célèbre slogan «RCD dégage», à propos du parti au pouvoir. Slogan qui a fait le tour de la révolution tunisienne, puis arabe. Slogan qui continue à faire le tour de la transition. - Le débat sur la nécessité d'une nouvelle Constitution pour un nouveau régime démocratique, qui puisse marquer la rupture avec l'ancien régime dictatorial, a été suscité et dirigée par l'opinion. Il y avait d'ailleurs à ce sujet un large consensus dans le pays. - L'idée d'une Haute instance protectrice de la Révolution a été débattue d'abord par l'opinion, en raison du déficit représentatif des autorités politiques (Président par intérim, gouvernement provisoire désigné par ce même président, absence d'un parlement). - L'idée de la parité (hommes-femmes) pour les listes des candidats à l'élection de l'Assemblée constituante a été suggérée dans les cercles, clubs et associations des militantes féminines. Le principe de la parité a été en tout cas admis par les islamistes, contre lesquels il était dirigé, qui n'ignorent sans doute plus les rapports de force des débats actuels dans l'opinion. - L'idée d'un Pacte républicain devant traduire les principes politiques et les valeurs démocratiques devant lier toutes les composantes du jeu politique, avant le déroulement des élections de l'Assemblée constituante, en vue de leur protection. Tous ces points «saillants» font vraiment débat dans la phase de transition. S'ils arrivent à trouver un écho dans la société, c'est en raison de leur logique démocratique et de leur évocation par des représentants de l'opinion ayant la qualité de «démocrate», qui ont su démontrer leur volonté de rupture avec l'ordre ancien et traduire les aspirations de la révolution. Ces points forts servent ainsi de point de convergence des interprétations de la réalité transitoire ou conjoncturelle et des anticipations qui s'y rapportent. Bras de fer avec le gouvernement C'est ainsi au nom de la Révolution et de la démocratie que l'opinion a eu plusieurs bras-de-fer avec le gouvernement transitoire. Le heurt entre ces deux entités est quasi-quotidien en Tunisie. Bras-de -fer entre l'opinion et le gouvernement transitoire sur la présence des membres RCD au gouvernement au lendemain de la révolution, bras-de-fer sur le choix d'une nouvelle Constitution et l'élection d'une assemblée constituante, bras de fer sur le procès de Ben Ali, son épouse et leurs proches. Ces exemples illustrent la pression sérieuse qu'exerce la nouvelle opinion publique tunisienne sur le gouvernement, et la nouvelle forme de gouvernement d'opinion qui est exercée dans le cadre de la transition. Toutefois, même après la satisfaction de plusieurs de ses revendications par un gouvernement contraint, la foule et l'opinion n'ont pas cessé pour autant leurs manifestations de rue. En période révolutionnaire, comme le débat appelle le débat, en faisant surgir de nouvelles questions, une revendication en appelle une autre. Après les décisions politiques prises par le gouvernement provisoire pour la plupart en rapport avec les souhaits de l'opinion, celle-ci réclame toujours davantage. Les revendications de la rue et de l'opinion ont été d'abord politiques et se sont progressivement transformées en revendications à caractère économique et social. Même si les dernières formes de revendication sont loin d'avoir mis fin aux revendications politiques. Or, les revendications économiques et sociales sont essentiellement le fait des différentes catégories sociales et professionnelles. Toutes les catégories de la population profitent du déficit de légitimité du gouvernement provisoire pour demander ce qu'il était difficile de demander et d'obtenir en période normale, sachant que le climat démocratique, la liberté de presse et la médiatisation de la vie politique d'aujourd'hui peuvent les y aider. Toutes les formes de manifestation ont été essayées : grèves, rue, barrages routiers, sit-in. Tous les secteurs de la vie économique et sociale sont concernés. On n'est pas loin du «mythe de l'opinion publique», cette vision fictive de la vox populi, vox dei, une sorte d'autorité ultime représentant la figure de «l'homme de la rue» dont la voix peut exprimer le plus haut degré de la justesse. L'opinion est infaillible. Elle ne se trompe pas dans ses revendications, aussi chaotiques soient-elles, car elle incarne le public et la raison. C'est le Tribunal de l'opinion, en tant que Tribunal de la vérité. Elle est la rue, parce qu'elle est le peuple et la raison. Mais deux constatations doivent être relevées ici. D'abord, la rue n'est pas toujours le peuple, tout comme le peuple abstrait n'existe pas. On peut même faire une distinction entre la rue des révolutions, qui était notamment en Tunisie, jusqu'au 14 janvier, représentative du peuple dans son ensemble, et exprimait l'intérêt général, la fin de la dictature, et la rue des transitions démocratiques, lieu des manifestations des revendications catégorielles, où les foules sont toujours suspectées d'être sous l'influence de certaines parties occultes, ennemies du véritable peuple, qui a déjà fait sa révolution. En ce cas, la rue n'est plus le peuple, mais le fait de groupes particuliers.