C'est vrai. Le doute peut vous effleurer l'esprit, fut-ce une fraction de seconde, que la contestation est fondée. Et que la polémique, qui n'a eu de cesse d'enfler à Cannes, bien avant la projection de « Hors-la-loi » de Bouchareb, le vendredi 21 mai, sur une certaine « arnaque » historique, dont se serait fait le porte-étendard le réalisateur d'« Indigènes » à travers ce nouveau long-métrage qui a mis le feu aux poudres, puisse être fondée. À savoir, les quelques minutes ouvrant le film sur les tristement célèbres événements de Sétif, le 8 mai 1945, et sur les massacres perpétrés alors sur les Algériens, femmes et enfants, confondus Les détracteurs de Rachid Bouchareb, qui appelaient à interdire la projection du film à Cannes, s'appuyaient sur l'argument supposé de la supercherie pour inciter les pouvoirs publics à faire pression sur le festival pour que le film ne soit pas vu. Lors même que la polémique qu'il avait engendrée est de nature à attiser la curiosité de n'importe qui pour qu'il se précipite vers la salle de projection, vérifier de visu qu'il y avait effectivement – ou pas – anguille sous roche. Le festival de Cannes, dans sa 63ème édition, s'est bien achevé, et le film n'a été « palmé » en aucune catégorie. Ce qui n'est pas de nature à sceller son destin dans les salles, où il sera projeté à sa sortie. Mais il aura déjà fait mouche. Sur France 5, le lundi en date du 24 mai courant, l'émission « C dans l'air » s'ouvrait sur le thème : « Algérie – Palme d'or des tabous ». Tout un programme. Sociologues et invités devaient réagir sur la question (en substance) : en quoi le film « Hors-la-loi » pouvait à ce point susciter la polémique ? Car, 65 ans après les événements de Sétif, la plaie, de part et d'autre – expliqueront les intervenants – est toujours à vif. En clair, entre le rappel de ce chapitre sombre de la colonisation française en Algérie, auprès des Algériens eux-mêmes, dont certains sont contemporains des faits, et la manière dont il a fait résonnance auprès de certains pieds-noirs d'Algérie, qui en ont ressenti l'impact autrement, s'étant sentis comme floués, et mis au ban de l'Histoire, d'une histoire qui est aussi la leur, vu que des Français ont été également massacrés à Sétif ce jour-là ; il y avait effectivement de quoi interpeller les consciences et la mémoire. C'est Benjamin Stora (historien et spécialiste reconnu de l'Histoire du Maghreb) qui rectifia le tir d'emblée en replaçant les événements dans leur contexte. Et en imposant, par la réalité irréfutable des chiffres, la fidélité à une mémoire qui ne serait pas morcelée. Ni amnésique. Près de dix-mille Algériens ont été tués à Sétif lors d'événements qui ont aussi coûté la vie à une centaine de Français d'Algérie un certain 8 mai 1945. Mais le massacre perpétré contre les Algériens avaient duré un mois et demi, précisera Benjamin Stora. Relayé, par ailleurs, par les autres invités de l'émission dont nous citerons Jean Viard (sociologue et Directeur de recherches CNRS), Kader Abderrahim (chercheur associé à l'IRIS) ainsi qu'un historien auteur d'un livre : « Le pays d'après », et qui est né aussi à Constantine, comme Benjamin Stora. Ne pas faire de surenchère sur les morts, c'est un fait, mais lever une équivoque, c'est bien évidemment d'une importance capitale. Car trop de silence tue, et il est un fait que le sujet du débat de « C dans l'air » frappe de plein-fouet. Et, pour en revenir au sujet, « Hors-la-loi », le film, ne fait état – ce qui ressort de l'émission – d'aucune supercherie qui emprunterait des voies détournées pour travestir l'Histoire. Il se trouve que les plaies de la mémoire mettent plus de temps à guérir que d'autres, et que la chape de plomb qui a empêché certaines vérités à émerger à la face du jour a été levée en l'espace de six minutes sur un pan de cette histoire commune à deux pays riverains de la Méditerranée, et que ça n'a pas été sans mal. Parce que la souffrance est aussi réelle de l'autre côté et que les pieds-noirs d'Algérie, arrachés à leur patrie – parce que c'était aussi leur patrie – avec, au travers de la gorge, une phrase assassine : « la valise ou le cercueil » n'en sont pas sortis indemnes non plus. Ce qui s'est passé dans le Sétifois, ce jour-là, c'est le résultat d'un ras-le-bol collectif de toute une population, qui a eu un élan autrement légitime : les manifestants avaient saisi l'occasion pour réclamer l'indépendance de leur pays. Elan réprimé dans un bain de sang. Sauf que ce chapitre de l'histoire était passé sous silence. Aucun des intellectuels (de gauche) de l'époque n'avait jugé utile d'en parler. Enfin, des intellectuels – patentés – défenseurs des causes de la veuve et de l'orphelin. Aucun ? Il y en eut un pourtant : Albert Camus. Il fut le seul de son époque, dira Benjamin Stora, à dénoncer ce massacre. Parce que Camus n'était pas de ceux qui défendaient un « humanisme de salon », et il était sincère, jusque dans ses contradictions. Dans le fond, comme partout ailleurs, un « dernier des justes ». En somme, c'est cette mémoire « traumatologique », selon les témoignages des uns et des autres, qui n'est pas « cautérisée ». En rappelant tout de même un point essentiel, comme ajoutera Stora : « C'est une proportion de 1/10. » Encore une fois, pas de surenchère sur la mort, mais le rappel d'une répression qui est le fait de la politique d'un pays (François Mitterrand était ministre de l'Intérieur à l'époque), et qui ne relève pas d'un « détail » de l'Historie. Et si le cinéma s'en est emparé, c'est aux historiens – fût-ce après-coup – de séparer le bon grain de l'ivraie, pour que les contestations à l'esbroufe ne fassent pas le lit des extrémistes de tous bords – extrême-droite s'impose ici, en l'occurrence.