Par Khaled DELLAGI Il y a un avant et un après-14 janvier 2011.Avant cette date, la politique était bannie de notre vécu, et notre réalité quotidienne. Elle était pratiquée dans les meilleurs des cas sous le manteau ou derrière le bâillon. Après cette date, la politique a fait une intrusion soudaine et massive, occupant la totalité de notre esprit, de 7 à 77 ans. Nous sommes passés sans transition d'un silence autiste et souverain d'un désert à la cacophonie luxuriante d'une mangrove. L'autisme politique est à juste titre le contraire absolu de la citoyenneté républicaine. La métamorphose d'un Etat totalitaire en un Etat démocratique nécessite l'ouverture de chantiers politiques dans tous les domaines. Le premier de ces chantiers s'appelle la pédagogie. Car un citoyen averti de ses droits est un citoyen vigilant. Malheureusement, la classe politique n'est pas à la hauteur des enjeux historiques que vit notre pays. Le morcellement du paysage politique est à l'image des luttes partisanes et claniques qui le secouent pour un objectif unique : la conquête du pouvoir. Les débats qui agitent la société civile ne portent pas sur les défis majeurs qui intéressent nos concitoyens : plan Marshall de sortie de crise sociale et économique, modèle de société, etc. L'ancien régime nous a inoculé un mal nommé ZABA, le virus de la magouille et de l'arbitraire. Il faudrait le temps d'une génération pour se débarrasser de ce mal pernicieux. Le fardeau de l'héritage du président détrôné représente en réalité le principal handicap pour la renaissance de notre pays. Celui-ci est un chaudron où toutes les potions magiques demandent à être expérimentées. Nous observons ce que les philosophes, de Socrate à Rawls, en passant par Ibn Khaldoun et Machiavel, nous ont enseignés. La science politique se réduit en effet dans son sens étroit à la prise de pouvoir dans la cité ou dans un pays ; dans son sens plus large, elle régit les rapport internes et externes de la société. La démocratisation de la vie politique est un long processus. Elle peut générer des crises comme nous le voyons actuellement autour de l'autorité ou de la place de la religion ou de la femme dans la société. Le philosophe canadien Charles Taylor définit la démocratie comme la politique de la connaissance de l'autre et la diversité. C'est une invitation à la discution et à la négociation. Dans cet esprit, les différentes composantes de notre société peuvent se réunir autour de grands thèmes mobilisateurs telles l'égalité des chances, l'éducation ou la lïcité. Contrairement à de nombreux pays, la Tunisie est un Etat culturellement homogène. L'absence de différences ethniques, religieuses et linguistiques est un atout, en cette phase fluctuante, pour trouver un consensus idéologique. La citoyenneté tunisienne apparaît comme un dénominateur commun. L'accession au pouvoir peut s'opérer selon des modalités violentes tel le coup d'Etat ou la révolution. Elle peut suivre une voie consensuelle tracée par la Constitution. C'est dans cette dernière voie que le peuple tunisien s'est engagé pour fonder un Etat de droit, libre et démocratique. Le chemin est long et plein d'embûches. Il passe d'abord par l'élection d'une Assemblée constituante puis par la rédaction d'une nouvelle Constitution. Cette dernière doit être tournée vers l'avenir. Elle doit refléter le visage de la Tunisie de demain. Des décisions décisives prises aujourd'hui engageront les générations futures. Se projeter à long terme est un exercice périlleux. Quelle physionomie aura notre société dans 50 ans ou un siècle? Parions pour un pays d'immigration multiculturel, multi-ethnique et multireligieux. Cette hypothèse est probable, peut-être la plus favorable. L'esprit de la nouvelle Constitution doit tenir compte de ces futures métamorphoses. Elle doit être, en particulier, une charte d'éthique atemporelle. La Révolution tunisienne, qui a ouvert les portes de tous les possibles, nous invite à regarder au-delà de nos frontières. La politique est une toile internationale où circulent de vraies et fausses amitiés. La grandeur des rêves n'a pas besoin de gigantisme. La Tunisie nouvelle, dans son environnement naturel, peut contribuer à l'émergence d'un citoyen maghrébin libre et maître de son destin. Plus largement, elle peut mener la bataille contre l'iniquité de la gouvernance mondiale (O.N.U, G20, F.M.I, etc ) pour l'institution d'une éthique internationale. Philosophie politique et philosophie morale doivent être liées. Vastes chantiers. Nous vivons des événements exceptionnels de notre histoire; nous devons tout faire pour en être dignes. Le processus de démocratisation actuel doit se poursuivre dans la transparence et l'honnêteté. Au soir de l'élection de l'Assemblée constituante, il n'y aura pas de vainqueurs ni de vaincus. Il n'y aura que des gagnants, ou que des perdants.