Il est bien vrai que la gestion de nos ressources agricoles est un thème relativement oublié aujourd'hui, obnubilés que nous sommes par des questions qui concernent l'orientation politico-culturelle du pays dans les années à venir. On peut certes penser que l'heure n'est pas encore venue pour les partis politiques, dont la grande majorité vient à peine de voir le jour, de débattre des grandes questions qui concernent le développement agricole. Pourtant, la question de la gestion de nos ressources naturelles et de l'organisation de l'économie dans les zones rurales répond à deux exigences fondamentales : deux exigences qui ne sont nullement de détail. La première de ces exigences est que la révolution que nous avons connue dans notre pays est partie d'une région dont l'économie est essentiellement agricole… Une région qui porte en elle la marque, pour ainsi dire, d'un malaise qui est principalement celui de ce secteur primaire. La deuxième exigence est que, à l'heure où il y a urgence pour les partis politiques de se faire connaître, de décliner une identité qui soit vivante sur le plan des idées et des programmes, et qui sorte des sentiers battus, la question des ressources agricoles et de leur gestion judicieuse ne saurait être oubliée comme moyen privilégié en vue de parvenir à cette fin. C'est en tout cas pour attirer l'attention sur ces enjeux qu'un séminaire vient d'avoir lieu, intitulé : «Quelle politique agricole pour une transition démocratique en Tunisie ?». L'initiative en revient à l'Institut national de la recherche agronomique (Inrat) et à l'Association pour le développement durable (Apad). La journée a comporté trois parties. En matinée, trois exposés ont été présentés — fruit, une fois n'est pas coutume, d'un travail collectif — qui ont abordé tour à tour les sujets suivants : l'évolution du modèle de développement économique et social et la place (ou rôle) du secteur agricole (Mohamed Elloumi et Ali Abaâb), la gouvernance du secteur agricole — Rapports entre Etat, agriculteurs et organisations professionnelles (Leïth Ben Becher et Mohamed Elloumi) et, en troisième lieu, l'impact des politiques agricoles sur les performances du secteur (Mohamed Salah Bachta, Mustapha Lasram et Abdelkader Hamdane). La partie suivante a été consacrée à des témoignages d'amis étrangers — espagnol et portugais — venus parler de la façon dont la question agricole a été traitée durant la période qui a suivi chez eux la chute de la dictature. La journée s'est terminée enfin par une table ronde qui s'est donnée pour thème les implications et les enjeux de la transition démocratique pour le secteur agricole. Constat croisé : derrière une valorisation de l'agriculture dans le discours, il y a en Tunisie, depuis l'indépendance, une marginalisation sur le terrain. C'est que la modernisation du pays passe, dans l'esprit de l'élite dirigeante, d'abord par le développement des autres secteurs. Il y a, comme le fait remarquer M. Leïth Ben Becher, président de l'Apad, une «vision folklorique des réalités agricoles chez les élites destouriennes». Même si cette vision folklorique devient plus subtile par la suite, plus discrète, on peut penser qu'elle ne change pas fondamentalement durant les années qui précèdent la révolution. Et la paupérisation de certaines régions connues, ainsi que nous le disions, pour leur économie agricole, conforte cette sorte de vocation du modèle de développement retenu à marginaliser le secteur agricole dans l'organisation générale du système économique. Le fossé qui existe entre volonté affichée dans le discours politique et réalité sur le terrain n'est, à vrai dire, pas propre à notre pays. Le problème s'est posé en tout cas au Portugal au lendemain de la révolution des œillets, en 1974. M. Fernando Oliveira-Baptista évoque cette période pour rappeler que les gouvernements provisoires qui se sont succédé jusqu'à la fin de l'année 1976 ne parvenaient pas à appliquer la politique agricole qu'ils avaient décidée… Ou du moins pas partout, car l'Etat n'arrivait pas à s'imposer dans un certain nombre de régions : «Certaines régions appliquaient la politique de l'Etat, d'autres non !» Il s'agissait en l'occurrence d'engager une réforme agraire qui redonnait aux villageois la possibilité d'exploiter des terres communautaires qui leur avaient été confisquées dans les années 40 par la dictature. Plus largement, il y avait trois grands objectifs : «Apporter un appui à la modernisation de l'agriculture à travers l'investissement, le crédit et les prix, développer une politique de démocratisation des institutions agricoles et d'organisation d'un syndicalisme libre et représentatif et, enfin, résoudre la question de la terre, c'est-à-dire intervenir dans la propriété de la terre pour la rendre plus adaptée aux exigences du développement…» Pour M. Oliveira-Baptista, ce qui est resté de tout cela, c'est la dignité retrouvée des paysans, autrefois simples ouvriers, humiliés dans leur condition : «La Constitution a inscrit dans son texte la propriété communautaire», souligne-t-il. Ce qui concerne quelque 600.000 hectares de terres, souvent il est vrai dans des zones forestières, mais où un système de tirage au sort permettait une alternance dans l'exploitation de différentes parcelles. Mais la politique de soutien au petit et au moyen agriculteur par une politique qui assure l'écoulement de la production à des prix raisonnables est aussi quelque chose qui a joué un rôle déterminant dans le devenir de la réalité agricole, que ce soit au Portugal ou dans les autres pays d'Europe. En Tunisie, où nous ne recueillons pas les largesses de la politique agricole commune de l'Union européenne, il s'agira bientôt de veiller à mettre sur pied une politique qui assure la préservation des ressources dans la durée et, d'un autre côté, la valorisation de la vie rurale, sur le double plan économique et social…