Par Sadok BELAID* • Quoiqu'on fasse, on ne peut rien faire contre le temps ! … En voici une illustration. Le problème de la fixation de la date des élections pour la future Constituante est aujourd'hui tiraillé entre deux dates possibles : le 24 juillet prochain ou le 16 octobre. La première date a beaucoup d'attraits: elle a été arrêtée il y a quelques mois par le président intérimaire et par le gouvernement intérimaire, à la suite d'une large consultation qui a abouti à ce consensus. Ensuite, cette date a les faveurs de la grande majorité de l'opinion publique, à juste titre impatiente de voir se terminer une situation transitoire qui tire en longueur. Par ailleurs, cette date est considérée par les milieux d'affaires comme la date-butoir au-delà de laquelle les chances de sauvetage d'une économie en crise seraient sérieusement compromises. Enfin, le 24 juillet (veille de la fête de la République) serait, aux yeux de nombre de gens, une date-symbole car elle annoncera la fin de la 1ère République et l'avènement de la IIe République. Pour toutes ces raisons, le 24 juillet devrait être considéré comme une date intouchable. En fait, elle l'eût été, et le plus légitimement du monde, si — et seulement si — toutes les dispositions nécessaires en amont avaient été prises à temps sur le plan du droit, et scrupuleusement respectées dans les faits. Or, était-ce bien le cas ? Il est permis d'en douter sérieusement. Commençons notre raisonnement en partant de cette date du 24 juillet comme date d'aboutissement de l'opération électorale. Rappelons aussi le dogme des 22 semaines, considéré par la Haute Instance pour l'organisation des élections comme un délai incompressible pour garantir le bon déroulement des élections. Rappelons encore que c'est seulement le 3 mars que le processus ouvrant la voie aux élections pour la Constituante a été officiellement déclenché et que le dernier délai donné à la Haute instance pour présenter les textes d'organisation de ces élections (code électoral — le seul préparé à ce jour, réforme de la loi sur les partis politiques, réforme du code la presse, etc.) a été arrêté au 31 mars 2011. Rappelons enfin, que c'est à la date du 19 mars que le projet de code électoral et le projet de décret-loi sur la Haute Instance ont été soumis au gouvernement transitoire. Première observation : si les 22 semaines devaient être tenues pour un délai incompressible pour la conduite de bonnes élections, comment se fait-il que la Haute Instance n'ait pas posé ce délai comme condition pour la fixation de la date possible de ces élections? En partant de la date du 31 mars, mentionnée plus haut, n'est-ce pas que la date fixée au 24 juillet pour les élections n'était déjà plus valable, puisque, entre le 31 mars et le 24 juillet (exactement, 15 semaines), on aurait au moins un déficit de 7 semaines, soit près de 30% des sacro-saintes 22 semaines? Comment se fait-il que la Haute Instance n'ait pas attiré l'attention du gouvernement provisoire sur cette impossibilité du maintien du 24 juillet ? La Haute Instance n'a-t-elle pas ainsi assumé une lourde responsabilité à l'égard du gouvernement ? Ensuite, cette première négligence de la Haute Instance n'est-elle pas devenue encore plus lourde à partir du moment où, du fait de la querelle autour des articles 8 et surtout 15 de son projet de code électoral, six précieuses semaines supplémentaires se sont écoulées avant la publication de ce décret-loi sur les élections, survenue seulement le 10 mai ? La Haute Instance n'a-t-elle pas ainsi perdu une autre occasion pour attirer comme elle devait le faire l'attention du gouvernement sur l'impossibilité de tenir la date du 24 juillet, alors que le texte d'organisation des élections n'a été publié que ce 10 mai, ne laissant que dix semaines pour la préparation de ces élections, là où, selon elle, il fallait prévoir 22 semaines? Si en effet, on comptait 22 semaines à partir du 10 mai, la date des élections devrait être repoussée au 18 octobre 2011, qui se trouve être, à deux jours près, la date proposée par la Haute Instance Supérieure pour les élections ! A moins qu'on doive supposer que la Haute Instance a, comme Gaspard de la nuit, réfléchi aux futures élections dans l'ignorance totale de la date à laquelle elles devraient être effectivement organisées ! Deuxième observation : le gouvernement intérimaire, lui, semble avoir fait comme si, une fois la date des élections déterminée, il ne lui restait plus rien à faire à leur sujet. On trouverait difficilement des déclarations officielles faisant état des préparatifs aux opérations électorales qu'il aurait décidées ou, au contraire, des préoccupations du gouvernement intérimaire à ce sujet. Pour tout dire, il semble que le gouvernement intérimaire ait considéré que cette tâche devait naturellement revenir à la Haute Instance et que la mission de révision des textes électoraux dont elle avait la charge devait naturellement inclure celle d'établir le calendrier des élections et de mettre au point l'ensemble du dispositif nécessaire à cet effet. Ce qui ne semble pas avoir été le cas. Un quiproquo semble ainsi s'être installé entre le gouvernement intérimaire et la Haute Instance, le premier comptant sur cette dernière pour se charger de tout, et celle-ci omettant de s'occuper de cet important volet de sa mission, ou négligeant de dire clairement qu'elle ne s'en occuperait pas. L'existence du quiproquo est attestée par le fait qu'il n'y a pas eu de concertations entre les deux parties au sujet des élections et de leur organisation, la preuve en étant que la date du 24 juillet a été fixée par le gouvernement intérimaire sans tenir compte de l'impératif des 22 semaines posé par la Haute Instance. Troisième observation : de fait, ce n'est qu'à la suite de la publication du décret-loi relatif à la Haute Commission indépendante pour les élections, le18 mai dernier, que le quiproquo sur la date des élections allait finalement éclater. C'est, en effet, à partir de cette date que l'on a commencé à parler publiquement de la possibilité, de l'éventualité, de la nécessité du report des élections, au motif que le délai qu'il restait à courir serait… trop court, que les préparatifs sont très lourds et difficiles pour garantir la réalisation des opérations électorales dans les meilleures conditions. Mais, c'est surtout à partir du moment où la Haute Commission indépendante a été installée et qu'elle a tenu sa toute première réunion que l'existence du problème et sa gravité vont apparaître au grand jour. Cet organisme va surtout découvrir pour la première fois qu'il se trouve devant un dilemme difficile à surmonter : ou bien organiser les élections selon les normes appropriées et dont il serait le garant, et dans ce cas, il sera obligatoire de reporter la date de ces élections (16 octobre, et non pas 24 juillet) ; ou bien, se plier à la date discrétionnairement arrêtée par le gouvernement intérimaire au 24 juillet et dans ce cas, renoncer à l'objectif suprême d'organisation des élections véritablement démocratiques. C'est, en tout professionnalisme et en toute conscience de ses responsabilités que la Haute Commission indépendante a résolument choisi la première solution et qu'elle l'a annoncée publiquement. La Haute Commission indépendante a habilement manœuvré pour se dégager du guêpier dans lequel elle était sur le point de se trouver enfermée, en décidant d'affronter le gouvernement intérimaire. Ce dernier a réagi en maintenant la date qu'il avait préconisée, mais il n'avait pour lui que l'argument d'une décision unilatéralement prise et de surcroît, dépourvue de toute valeur obligatoire. Ne parlons pas de la Haute Instance dont, assez paradoxalement, le président a décidé, devant cette crise, qu'il n'y aurait pas lieu de réunir cette institution, récusant ainsi toute responsabilité dans l'éclatement de la crise. Le gouvernement intérimaire s'est trouvé, tout seul, confronté à une logique implacable, celle des chiffres et de l'écoulement du temps. Que pourrait-il donc faire contre les chiffres et le temps ? Etant donné la détermination de la Haute Commission indépendante à prendre au sérieux son rôle et ses attributions en matière d'organisation des élections, le gouvernement n'avait plus devant lui que des choix plus ou moins désagréables : démettre la Haute Commission indépendante ? Réitérer vainement son attachement à la date du 24 juillet ? Réviser sa dernière décision et accepter les recommandations de cette Commission ? Aux dernières nouvelles, c'est cette dernière solution qui va finalement s'imposer : c'est très probablement la voie de la sagesse… *(Ancien doyen de la faculté de Droit de Tunis)