La Sérénissime en est sidérée. On n'avait encore jamais vu cela. La Biennale a reçu cette année, pour la première fois de son histoire, une grande exposition de peintres arabes. Et la rumeur qui a couru la lagune laissait augurer de la très grande qualité de l'évènement. Autre sujet d'étonnement pour le monde international de l'art, qui n'est pas aussi vaste qu'on pourrait le croire : c'est à une toute jeune Tunisienne que l'on doit cette initiative, Lina Lazâar, 27 ans, la plus jeune commissaire de toute l'histoire de la biennale. Enfin, autre fait à signaler, c'est la première fois, en Europe, qu'une exposition de peintres arabes de cette importance est organisée. De quoi nous donner envie d'en savoir davantage, et de rencontrer Lina Lazâar. De la finance à l'art contemporain Rien, pourtant, ne semblait prédisposer cette jeune et brillante étudiante en économie à se plonger dans le monde de l'art. Un père banquier avait orienté sa vocation, et après des études de finances et un master de statistiques appliquées, elle intégra une banque où on lui demanda de s'occuper des «fusions-acquisitions». Ce qu'elle détesta cordialement, tout en se résignant à y voir son destin. A Londres, où elle achevait son master, cette économiste de haute volée prit tout de même le temps de découvrir un autre univers : celui de l'art contemporain, à travers les galeries, les ateliers d'artistes, les vernissages, les ventes aux enchères. Un domaine qui ne lui était pas totalement étranger, car son père banquier était également collectionneur averti. «Je me suis dit que si je voulais m'intéresser réellement à l'art contemporain, moi qui n'avais fait jusque-là que des mathématiques et des statistiques, c'était le moment ou jamais. C'est ainsi qu'après sept années d'études en finances, je me suis inscrite au Sotheby's Institute pour des cours intensifs en histoire de l'art». A la recherche de talents arabes Ayant terminé ce cycle de formation, et croyant avoir assouvi cette curiosité de la chose artistique, Lina Lazâar se préparait à retourner à la banque, après quelques semaines de vacances. Quand le destin, sous l'apparence d'un ami connu chez Sotheby's, lui proposa d'occuper ses vacances par un stage dans la célèbre maison anglaise de ventes aux enchères. «Je pensais en avoir pour quinze jours. Et j'ai adoré ce que je faisais. Aussi, quand on m'a proposé d'intégrer la maison, je n'ai pas réfléchi une seconde et j'ai commencé à travailler au département international. Quatre ventes d'art contemporain par an, à Londres et à New York. On commençait à peine à penser au Moyen-Orient, en termes de marché, bien sûr. Moi, j'avais envie de faire quelque chose pour le monde arabe. J'avais rédigé la première thèse sur l'art contemporain arabe publiée par Sotheby's sur le travail de cinq artistes femmes. Je me suis donc lancée et j'ai proposé au chairman de me permettre d'organiser, une fois par an, une exposition d'artistes arabes et iraniens. Il a accepté, à condition que j'aide à développer le marché arabe». Et voilà notre jeune économiste de 22 ans convertie en chercheuse de talents, sillonnant trois mois par an le monde arabe et l'Iran, à une époque où l'art arabe n'avait pas encore acquis la place qui est aujourd'hui la sienne, et où tout était à faire «Cela a été extraordinaire. Sotheby's m'a offert 800 mètres carrés au cœur de Londres, et carte blanche. J'avais trois mois pour voyager, et créer le marché. Pour la première vente, nous avons eu 80 lots, parmi lesquels 15 artistes tunisiens qui n'étaient jamais passés en vente aux enchères. Tout s'est vendu, et nous avons créé une cote». Mais ce qui passionnait Lina Lazâar, bien plus que la vente ou la cote des tableaux, c'était le contact direct avec les artistes, la fréquentation des ateliers, le suivi de leur travail «En général, dans les ventes aux enchères, on n'a jamais affaire aux artistes, mais à des collectionneurs, des marchands ou des galeristes. Mais là, tout était tellement nouveau que l'on travaillait directement avec les artistes. C'était fascinant». Le coup d'envoi était donné, et l'art contemporain arabe allait très vite partir à la conquête d'un marché en pleine expansion. L'autre grande maison de vente, Christie's, rejoignit le mouvement, des galeries à Dubaï, à Beyrouth, se créèrent ou se spécialisèrent, des salons se montèrent. La tentation de Venise Et puis il y eut Arabcity à Beyrouth, une remarquable exposition de peintres arabes organisée par Rose Aïssa, galeriste libanaise bien connue. Et le désir irrésistible pour Lina Lazâar de faire ce qui ne s'était jamais fait jusque-là : une exposition panarabe en Europe, à Venise plus exactement, puisque c'était l'échéance suivante. La gageure était de taille, et le pari risqué. Il fallait, en moins de trois mois, trouver la thématique, l'espace, les faire accepter dans le programme de la biennale, choisir les artistes et convaincre les sponsors. Autant dire une mission impossible. «J'ai trouvé un endroit magnifique : d'anciens magasins de sel, un entrepot de 400 mètres carrés, avec une hauteur de plafond de 15 mètres. J'ai convaincu un fonds de mécénat de financer une partie du projet. Et j'ai pu me concentrer sur la thématique : “Le futur d'une promesse”». Cette promesse, c'était celle qui n'avait jamais été tenue dans le monde arabe, celle qui avait créé ce malaise politique et culturel d'un monde; ni oui ni non, où tout a été promis et rien n'a été fait. Et puis est venue la révolution tunisienne, le printemps arabe et, enfin, la promesse tenue. «Je n'ai plus dormi la nuit. Le symbole était impressionnant. Et mon exposition était ma forme de promesse. Une exposition qui allait tenter, à l'échelle européenne, de mélanger des artistes connus à d'autres qui le sont moins, de réunir 22 artistes de 10 pays, du Maroc à l'Arabie Saoudite, en passant par la Tunisie, de présenter des œuvres sur tous supports, peintures, sculptures, photos, vidéos, installations, performances. Par cette exposition, j'ai voulu comprendre comment les artistes de cette région si diverse et si fragmentée ont répondu à ces promesses souvent contradictoires qui ont défini notre histoire. Et je dois le dire, je suis terriblement fière d'avoir réuni cette exposition à un moment aussi critique pour le monde arabe. J'espère avoir créé une plateforme pour que ces voix soient entendues». Le 1er juin, donc, s'est ouvert, pour cette 54e Biennale de Venise, le premier grand show d'art arabe contemporain. Un superbe catalogue a accompagné l'exposition, qui est, en fait, beaucoup plus que cela, puisqu' il compte 200 pages, et qu'on y trouve un entretien avec Mohamed Talbi, quatre essais de critiques d'art, ainsi qu'une question posée à 40 personnalités internationales. Venise a été pavoisée d'affiches annonçant cette exposition, affiches qui s'offrent un clin d'œil à la Tunisie, puisqu'elles s'illustrent d'une floraison de jasmin. «Cette exposition, c'est pour moi une promesse tenue. Mais au-delà, c'est une façon de répondre à la question : qu'est-ce que cela signifie qu'être arabe ? J'ai réuni 10 artistes de la diaspora, 11 vivant dans des pays arabes, dont ma concitoyenne Nadia Kaâbi. Je suis tunisienne, née en Arabie Saoudite, ayant grandi à Genève, travaillant à Londres, et nous sommes tous arabes. Et la promesse que je me fais aujourd'hui, c'est que nous serons de nouveau à Venise en 2013, et que la place du monde arabe sera plus importante, et ses artistes mieux représentés».