Par Sghaïer SALHI Le présent texte est ma contribution personnelle au débat national sur l'emploi et le chômage. Il est constitué d'une réflexion sur les interactions entre les différents acteurs de l'économie et de la société et l'influence de ces interactions sur l'emploi. Cependant et bien qu'elle se veuille globale, cette réflexion se trouve de fait limitée par plusieurs facteurs : • La première limitation vient du fait que la pertinence de toute analyse est tributaire de celle des données sur lesquelles elle a été fondée. Or les informations et données statistiques sur les divers aspects de l'emploi en Tunisie ont encore une large marge d'amélioration en termes d'accessibilité, de cohérence et de précision. Les données publiées par l'INS sur le sujet en sont une bonne illustration. • La seconde limitation est volontaire. L'emploi et le recrutement ne sont analysés que dans le secteur de l'économie marchande fortement influencée par le fonctionnement du marché national. L'emploi public et celui créé par les IDE sont en dehors de la portée de cette contribution Le chômage en Tunisie a un caractère chronique; depuis une trentaine d'années le taux de chômage est à deux chiffres. De plus et comme dans tous les pays, le chômage couvre des réalités sociales très différentes où interfèrent des dimensions régionales; des effets d'urbanisation et des effets de génération. Malheureusement, les traitements disponibles sur les données du recensement de 2004 ne renseignent vraiment pas sur ces différentiations et se limitent à des répartitions de moindre signification telles que le niveau scolaire ou le genre et qui sont trop globales pour être utilement exploitables. Fait social et économique, le chômage est l'expression d'incohérences et de dysfonctionnements dans l'organisation sociale et dans l'économie. Expliquer une situation de chômage dans une société, c'est repérer les incohérences et dysfonctionnements et les faire remonter par l'analyse aux rôles, positions et attitudes des acteurs. Agir efficacement sur le marché de l'emploi, c'est trouver les voies et moyens pour faire évoluer ces rôles, ces positions et ces attitudes vers de nouveaux équilibres à l'intérieur des stratégies respectives des ces acteurs et surtout de nouveaux équilibres entre ces stratégies. Les sociologues distinguent en général trois strates où opèrent les stratégies sociales et où s'établissent les équilibres. Bien qu'il puisse y avoir interaction entre ces strates, il n'est pas dit que les résultats atteints, et qui correspondent de fait à des situations d'équilibre observées au niveau d'une strate et acceptées par ses acteurs, soient cohérents avec d'autres équilibres du même niveau et, encore moins évident, qu'ils le soient avec les équilibres de niveaux différents. Des contradictions objectives peuvent apparaître entre les stratégies des acteurs des différentes strates pour aboutir à des situations paradoxales comme le problème de l'emploi en Tunisie qui résiste fortement depuis une décennie bien qu'il bénéficie d'une attention particulière, d'une priorité politique absolue et de ressources consistantes. Le chômage est en fait la traduction de dysfonctionnements et d'incohérences dans la société. Réaliser des réformes c'est réussir à agir à la fois à l'intérieur des strates et sur les relations entre les strates pour mettre en cohérence les stratégies particulières et les faire évoluer vers de nouveaux équilibres. De l'acceptation ou non des acteurs de ces nouveaux équilibres dépend la réussite ou l'échec des réformes. La strate supérieure correspond à la structure sociale avec les valeurs qu'elle attribue au travail, au profit, à la propriété, à la compétition et à l'initiative et à leurs impacts respectifs sur la réussite sociale. Cette strate se caractérise souvent par le manque d'explicitation de ses règles et la lenteur de leurs évolutions mais elle exerce une influence déterminante sur les strates de niveau inférieur et conditionne l'organisation socioéconomique du travail. La seconde strate agit sur l'organisation socioéconomique par le biais de l'action réglementaire et législative (politiques économiques et financières, politiques budgétaires et monétaires, procédures administratives, fiscalité…) La strate inférieure concerne la micro-économie, la vie au quotidien, c'est le domaine d'action de la technocratie et de l'entreprise mais aussi le lieu où se manifestent le plus les contradictions entre les équilibres rencontrés dans les deux strates de niveau supérieur. Et l'entreprise dans tout cela ? La réalité dans laquelle évolue une entreprise est la conjugaison des effets des équilibres atteints dans les trois strates. A l'entreprise revient en fin de compte la charge de la gestion au quotidien des incohérences et des dysfonctionnements latents et non résolus par la société, par le système politique, par la bureaucratie administrative et par la bureaucratie technique. Ils pèseront ainsi sur sa vitalité, sur ses choix et même sur sa viabilité et par conséquent sur sa capacité à employer et à recruter. Des exemples peuvent illustrer, parmi tant d'autres, les handicaps à l'emploi dus aux incohérences que l'entreprise supporte faute de réforme appropriée ou faute de mise en œuvre correcte des réformes décidées, à savoir : • Le peu de place fait au profit dans l'économie et dans la société tunisienne • Le climat des affaires est handicapé par l'omniprésence de l'administration, la lourdeur de la fiscalité et le jeu de l'organisation patronale. • L'inertie de la formation. 1. Le profit : est-il socialement, fiscalement, et administrativement accepté et économiquement possible? Tous les discours économiques (y compris le communiste chinois) reconnaissent le droit de l'entreprise au profit. Les économies libérales en font même le moteur de l'économie. La célèbre formule de Helmut Schmidt (ancien chancelier allemand): « Les profits d'aujourd'hui font les investissements de demain, et les investissements de demain font les emplois d'après-demain » résume clairement la logique par laquelle se crée l'emploi dans une économie libérale. Cette formule tient sa force de la clarté dans la mise en évidence du lien entre les dimensions économiques et sociales des économies libérales structurées. Elle établit une relation positive entre deux aspects généralement considérés comme opposés. Ainsi, le profit se présente non plus seulement comme le but ultime de l'entreprise mais aussi et surtout comme condition du progrès social futur. Restreindre le profit d'aujourd'hui c'est compromettre les emplois de demain. La même formule établit implicitement la logique du cycle économico-social : les emplois créés génèreront de nouveaux profits, qui autorisent de nouveaux investissements, permettant la création de nouveaux emplois, et ainsi de suite. Tout dérèglement dans ce cycle se traduit par une panne dans l'investissement privé et par une panne dans l'emploi. Qu'en est-il chez nous, dans une économie déclarée libérale ? Comment le profit est-il perçu dans la culture sociale (strate supérieure) ? Comment est-il traité à travers la réglementation (deuxième niveau) ? Et quelles sont les conditions offertes pour le réaliser (troisième niveau) ? Au niveau de la société tunisienne, le profit demeure un sujet tabou et à connotation moralement négative. Critiqué par idéologie et sans discernement par les uns, maladroitement et au mieux timidement par les autres (qui n'ont pas toujours la légitimité nécessaire), il demeure plutôt à la marge du discours économique et en retrait dans le discours officiel. Culturellement associé à la spéculation, aux rentes de situation et à l'enrichissement par décret, plutôt que par l'effort, à l'initiative et à la prise de risque, le profit est socialement discrédité. Cette image a été entretenue pendant une bonne décennie par le discours officiel des années soixante, et ravivée au début des années quatre-vingt par le même discours qui fustigeait indistinctement le profit, «les profiteurs» et «les ventrus». Ce discours a laissé des rémanences à ce jour aussi bien dans de larges franges de la société que dans des sphères influentes du pouvoir ainsi que dans les textes législatifs. Chargé de valeurs socialement négatives, le profit se trouve aussi laminé par son environnement économique. En effet, l'appareil productif tunisien est peu générateur de profit; parce que coûteux (surcoût d'une gestion défectueuse) et faiblement créateur de valeur ajoutée. (Ingénieur, chef d'entreprise). * Ce texte a été écrit en 2008, à l'occasion de la consultation nationale sur l'emploi. Il avait été publié sur le site web de cette consultation sous le faux nom : Hédi Ben Ahmed.