Nous sommes à Lamta. Comme elle, nous avons un pied dans l'histoire, l'autre dans l'avenir. Ce jour-là, aux portes de l'été, l'air est parfumé de l'odeur sécurisante de la b'ssissa. Un concentré très nutritif de céréales du terroir auquel il faut ajouter de l'huile. Ô b'ssissa, fille du soleil, fille des lumières, fille de ces miracles qui ont libéré l'homme de la faim et qui ont bâti cette partie de notre bonne et vieille planète bleue. Oui, qu'aurait été notre civilisation sans son blé, sans son huile? Sans aussi ses succulents poissons à la chair tendre. Fin gibier de cette merveilleuse poséïdonie, traversée par le chant des sirènes et les éclats argentés d'une lune caressant les amoureux. Ô Méditerranée, mer nourricière, mère de nos sentiments, de nos souvenirs. Tu as enfanté le printemps de ce climat unique au monde, un régime alimentaire aussi délicieux que bénéfique, et ce caractère qui est le nôtre, plein de vie, bercé par la brise estivale, se laissant aller au gré des saisons, laissant le temps au temps et au destin le mot de la fin. Lamta, Leptis minor ou Leptiminus. Drapée dans ton histoire multimillénaire, tu nous regardes passer, nous, êtres éphémères venus te rendre hommage, à l'ombre de ton ribat aghlabide. Venus pour un voyage instructif dans l'histoire, dans ton sympathique musée. Toi qui as eu la chance de voir tour à tour Amilcar, Hannibal, Jules César et bien d'autres illustres visages de notre histoire. La plus grecque des Tunisiennes, la plus tunisienne des Grecques Du côté nord de la barrière du musée, cette vue à la fois profane et sacrée, terre à terre et mystique, temporelle et éternelle. Un olivier noueux, et à côté, un mur blanchi à la chaux et en arrière-plan, la mer. Le chant de la cigale aussi? Sans doute. Une scène qui a fait vibrer Mounir Mabkhout à nos côtés, lui qui a tant dégainé pour immortaliser tant de paysages noyés dans un silence bavard mais jamais vulgaire. Paix à son âme, aujourd'hui qu'il est dans le royaume de la vérité. «Je me crois dans un petit village en Grèce. C'est le même décor. Tellement émouvant», nous confie Marianne Catzaras, la plus tunisienne des Grecques, la plus grecque des Tunisiennes. Du fin fond de l'inspiration de son île des lotophages natale, elle a su confectionner, avec la patience de Pénélope, ces merveilleux colliers de vers que sont ses poèmes et ses admirables instants prêts à devenir animés sous verre que sont ses tableaux fils du soleil et de cette belle nymphe étendue sur un tapis en argent. Et je me suis tout de suite rappelé Zorba, mon meilleur ami de la première jeunesse, et comment il parlait de ce vent fécond qui, la nuit, faisait grossir les cucurbitacés. On les entendait faire... Crr... Crr! disait-il. Et je me suis aussi rappelé du grand Mikis, ce soir-là sous le Boukornine un certain juillet 1984, après avoir visité mon exposition. Salut à toi frère Theodorakis, toi qui as toujours su défendre les causes justes. Celles des Palestiniens en tête, pour lesquels tu as composé leur hymne à la révolution. Toi qui as donné aussi cette magnifique âme sonore à la fameuse danse de Zorba, à travers laquelle il communiquait avec son ami russe. Ah! Combien avons-nous besoin de ce Zorba, de son santour et de ses rêves. Ce pur-sang méditerranéen, dionysiaque jusqu'à la moelle des os. Et disons comme Nietzsche, au diable Socrate! Toi qui as infantilisé la philosophie, qui lui a confisqué son souffle poétique, ses origines tragiques, ses racines mythiques pour la confiner dans les valeurs. Bref, qui as fait migrer la philo de son milieu méditerranéen vers les milieux froids et secs des Alpes et les brumes sombres de la Bavière... Et je me suis aussi rappelé cet «homme». Ce révolutionnaire pur et dur, qui a su dire non aux colonels. Ces militaires qui avaient confisqué le pouvoir et avaient un jour semé la terreur dans le pays de Périclès. Cet homme, Alekos Panagoulis, dont Oriana Fallaci avait si brillamment reproduit le portrait et relaté la vie dans son célèbre roman-témoignage Un homme dans lequel elle avait décrit son combat comme aucun ne l'avait fait auparavant. De combien de Panagoulis avons-nous besoin ici et ailleurs et en Grèce même pour qu'un jour la liberté recouvre sa liberté? De combien de cette boule du feu sacré de l'Olympe qu'était Alekos pour faire fondre ces chaînes qui nous accablent et nous asservissent? Paix à ton âme, Alekos, tout comme ton compatriote Lambrakis assassiné lui aussi comme toi dans un mystérieux accident de voiture (faits à la base de Z, le roman de Vassilis Vassilikos, adapté à l'écran par Costa-Gavras). L'olivier, le calame et l'épée Nous sommes encore à Lamta. Tout près de cet olivier qui défie le temps et même l'espace, à quelques pas du royaume de Poséidon. Quel est cet olivier et ce ribat. Un duo lumineux. La quintessence de la vie d'ici-bas, mêlée de joies, de douleurs et de moments vides. C'était en 1984 ou 85. Le Pr Abdelaziz Ghachem, maître et fondateur de la médecine légale en Tunisie, me demandait, paix à son âme, de concevoir l'affiche du congrès méditerranéen de ladite spécialité qui allait avoir lieu à Sousse. Eh bien qu'est-ce que je lui montre après quelques jours en pré-maquette. Un vieil olivier avec en arrière-plan, la mer, un ribat, celui de Sousse, bien sûr, et dans le caducée d'Esculape, un trident (celui de Poséidon ou Neptune). Ribat, monastère, Monastir, le calame, le verset et l'épée. La lumière spirituelle avec le sacrifice pour la foi, la mer qui rapproche, la mer qui éloigne. Autant d'images lointaines qui imprégnent toujours la mémoire de cette terre d'abondance et de la joie de vivre. Et quand il a mis pour la première fois ses pieds en Andalousie, feu père était tombé amoureux d'un olivier (Ah ces Phéniciens!). Une variété dite espagnole, assez naine mais très précoce. Et il en a apporté, ici, chez lui à quelques pas de la plage de Soliman la morisque, et la veille de son départ pour le royaume de la vérité j'ai lu une interwiew ( du célèbre poète palestinien Sami Al Qacem). Et que disait-il dans cet article de novembre 2004? Eh bien «que tous les poèmes du monde ne valent rien devant le fait de planter un olivier». Hélas ! Qui se rappellera un jour de celui qui a planté ces oliviers? Ce plus grand poète de notre Méditerranée à nous, le villageois bien ancré dans sa terre et qui a su résister à la civilisation du mouton, celle du nomade guerrier, parfois inculte, mais toujours vorace. Oui, celui qui plante un olivier plante ses racines et se bat contre tous les intrus. Comme Nasri Hajjaj, ce cinéaste palestinien, auteur d'un documentaire émouvant sur ses compatriotes privés du droit d'être, enterrés dans leur propre terre par l'occupant sioniste. Et l'olivier était là aussi dans ce cimetière en bord de mer à Haïfa où gisent pour l'éternité des milliers de Palestiniens d'avant-1948. Tombes en ruine, herbes folles, vies brisées, rêves avortés, tant de larmes et de souffrances face à cette belle Méditerranée par laquelle tant de malheurs sont arrivés.