Comme son analogue les nuits de Carthage, le festival international de Hammamet a organisé, jeudi dernier, un spectacle dédié à la chanson tunisienne engagée, ou alternative. Le choix de la deuxième manifestation a porté sur le trio Zine Safi, «Les Colombes» et Lazhar Dhaoui. Les deux premiers sont plus ou moins des habitués des scènes underground tunisiennes. Ils ont un répertoire que la plupart des amateurs de ce genre musical connaissent ou ont eu l'occasion d'entendre. La vraie découverte concernait Lazhar Dhaoui. Une (re)découverte insolite Pour quelqu'un qui n'est pas monté sur une scène «officielle» depuis longtemps, Lazhar Dhaoui en a montré de l'énergie. Son passage sur les planches du théâtre de Hammamet est du genre à marquer les esprits. Avec ses grands gestes, parfois brusques, étonnants et ses grimaces, il a laissé le public perplexe, avant que ses chansons ne lui valent des houles d'applaudissements. L'auteur du fameux Ya chahid (Ô martyr), repris par plusieurs troupes engagées après lui, est venu avec du nouveau. Emu et déterminé, il a meublé la plus grande partie du milieu de la soirée. Il était entouré d'une jeune troupe et accompagné au chant par une fillette, âgée d'une douzaine d'années à peine. Mais quelles promesses dans cette voix. Lazher Dhaoui est un auteur-compositeur-interprète. C'est le cas de bon nombre d'artistes engagés dans le monde arabe, l'essentiel étant le sens véhiculé par les chansons. Elles reposent sur des paroles dénonciatrices des injustices et défendant les causes humaines, des airs que l'on retient et fredonne facilement et une voix qui chante juste, sans grandes prouesses. Ainsi est voulue la chanson dite engagée, ou alternative, simple et efficace. La plus grande marge de création y est offerte au niveau des paroles. Et c'est un domaine où Lazhar Dhaoui a son mot à dire. Son écriture est imagée, rêveuse et optimiste même en parlant des plus sombres épisodes de répression en Tunisie. Il rend hommage aux martyrs qui ont péri sous les balles des bop et des gardiens, les martyrs «qui dessinent avec leur sang un pain sur le goudron». Ce sont les paroles de Ya chahid, chantée tout juste après Abiadh, une nouvelle chanson sur l'avenir du pays et Ya mâaddi layem, une chanson inspirée du patrimoine de la ville de Gafsa dont il est originaire. «Il faut aussi rendre hommage aux martyrs parmi l'armée», dit-il avant d'entamer l'interprétation de Abou Yassine, dédiée à feu Tahar Ayari. Yassine étant son fils aîné, blogueur et activiste qui vient de lancer l'opération Kelmethom (leur parole), en faveur des familles des martyrs. Le slogan de cette opération est d'ailleurs emprunté à Ya chahid : «Dam echahid amena alech irouh». Les deux dernières chansons du programme lui ont donné un autre ton. La première, très originale, est une série de conseils conférés par un père à son fils, pour qu'il n'oublie pas l'Histoire ni d'où il vient. Le refrain de cette chanson tourne en dérision, avec une série de qualificatifs pas très élogieux pour le clan Trabelsi et les Rcdistes. Pour la clôture, c'est Bent el bey qui a régalé, celle qui dit au peuple depuis sa fenêtre: «Variez, ne mangez plus de pain, mangez des yaourts et du gâteau»! Entre folies et sagesses Zine Safi et sa troupe proposent une musique épurée, comme la voix de ce chanteur à la sympathie évidente. La guitare de Chedli Khomsi et les percussions de Moez Kassila accompagnent les luths d'Ihsen Aribi et de Zine Safi. La ntig edhel, paroles et musique de Ali Saïdane, inaugure la soirée dont ce quartet assure la première partie. Ya jammel donne suite à Homa min wehna min de Cheikh Imam, «celui qui a rêvé de la révolution sans pouvoir la vivre». Zine Safi apporte à son tour du nouveau. Un titre dont il a signé les paroles. Bouzid mansi, Bouzid jiâan est composée par Ihsen Aribi. Elle fait référence au dicton tunisien «Bouzid meksi, Bouzid erien» et plaint la situation des régions oubliées de notre patrie, celles où le sang a coulé le plus pendant les événements précédant le 14 janvier. Une touche d'humour avec El koffa, qui dénonce les opportunistes, avant de passer à Al chaikh al saghir, dont les paroles écrites par Adam Fethi rendent hommage à la jeunesse éternelle, celle du cœur. Le même titre a figuré parmi ceux chantés par Les colombes. Reprendre les mêmes titres est un phénomène récurrent parmi les troupes engagées tunisiennes. La ntig edhel est aussi une chanson de «Al bahth al mousiki de Gabès», etc. La libération de la chanson alternative des chaînes de l'ancien régime lui permettra, on l'espère, de s'enrichir et d'élargir son répertoire. Al chaikh al saghir prend tout de même un goût différent avec «Les colombes» et leurs folies scéniques et musicales. Il s'agit des frères Kobi, de Hached et de Ammar, des compagnons de route qui se sont choisi comme instruments la guitare, le violon, le luth et la flûte. Ils se font aider par le public pour les percussions, et pas n'importe lesquelles. Leur fameux Mehress (pilon), a encore fait un tabac jeudi dernier. Entre morceaux instrumentaux et chansons à caractère universel, ces musiciens «à leurs moments de loisir» ont rendu hommage au poète chilien Pablo Neruda, à son homologue tunisien Mnawer Smadeh, au membre fondateur des «Colombes», feu Hamadi Ajimi et même à l'activiste japonais en faveur de la cause palestinienne, Kozo Okamoto. Leur spectacle est, dans son intégralité, dédié au poète tunisien Mokhtar Laghmani. Il est intitulé «aksamtou âla intissar ach'chams», comme le titre de l'un de ses textes. Les «Colombes» ont brandi sur scène un drapeau avec un soleil dessus. Les titres hob wa nidhal, Indama kontou saghiran, Mousika jamahir athaoura pour laquelle ont été distribués au public les drapeaux des pays arabes libérés, et d'autres en cours de lutte, ont été choisies pour cette soirée où l'utile a fait bon ménage avec l'agréable. Et le meilleur pour la fin avec leur version d'Al chaikh al saghir.