Par Habib DLALA(*) Qu'il y ait pléthore de partis politiques en Tunisie, cela n'étonne plus personne. Que beaucoup de ces partis soient le produit d'un opportunisme politique tapageur ou de longues années de frustration et d'oppression, cela est dans l'ordre logique du contexte sociopolitique actuel. Ce qui dérange par contre, c'est la manière dont ces partis, nouveaux et minuscules pour la plupart, gèrent leur insertion dans la transition démocratique. Propos déjetés et sans consistance, calomnie politique, discours ambivalents, manipulations tribales, violences calculées et intimidations, œuvres charitables intéressées; aujourd'hui, on entend de tout, on en voit de tout, on s'expose à tout. Ce constat peu réjouissant conduit à s'interroger sur la capacité des partis politiques à faciliter la transition démocratique et à apporter des réponses aux problèmes graves qui agitent aujourd'hui le pays et que le gouvernement de transition n'a pas vocation à régler. D'abord, il n'est pas faux d'affirmer que les carences politiques viennent du conditionnement d'une partie des élites contestataires par un long processus de répression les réduisant à l'opposition déclarée ou clandestine, et dans le contexte de la transition, à l'anachronisme. En effet, les partis qui s'attribuent, aujourd'hui, le rôle de l'opposition se condamnent à ronger un os desséché, alors qu'il fallait se mettre autour d'une bonne table pour construire ensemble, sans passion ni agressivité, une république de citoyens dont l'ambition légitime est de vivre ensemble dans la dignité. S'acharner sur du provisoire qui ne demande qu'à s'éclipser, surtout lorsqu'on sait qu'on n'est, jusqu'à preuve du contraire, qu'une bulle éphémère, est à la limite de l'indécence. Quand l'effet d'annonce attendu de l'obtention du visa pour un parti n'opère pas, la calomnie ne drainera pas les foules et n'aidera pas à esquisser l'ébauche d'un programme d'action permettant de convaincre l'électorat et d'asseoir des institutions durables et une économie viable. Quant à ceux qui s'agrippent à un certain messianisme sectaire arrogant ou un projet nationaliste dont on dira qu'il ne compte dans ses réalisations que les déboires, leurs crispations identitaires les détourneront de ce que le peuple a réclamé tout haut, non point un supplément d'identité mais simplement de la liberté et du travail. Nul doute que le Tunisien n'est ni impie ni traître. Ceux qui pensent qu'il l'est, sous le faux prétexte d'"apostasie" ou d'"abjuration" ou alors de normalisation avec le sionisme, ouvrent la voie à une instrumentalisation calculée et idéologiquement légitimée de la violence. Et comme il est admis dans la géopolitique contemporaine du Moyen-Orient, le discours sectaire n'hésite pas à recourir à la rhétorique de l'arabisme lorsque cela lui convient, l'alliance qui vient d'être scellée à six entre ces deux mouvances ne traduit-elle pas ce rapprochement stratégique sur fond identitaire trompeur. Mais, quoi qu'il en soit, le peuple tunisien qu'on cherche en vain à débiliter n'est manifestement pas prêt à se reconnaître dans des partis politiques sans orientation stratégique claire ni programme d'action précis ou dans les mouvances qui font croire, au prix de dépenses ostentatoires et d'un déploiement de signes discriminatoires, qu'elles jouissent d'une bonne audience. L'affluence très limitée des citoyens vers les bureaux d'enregistrement l'atteste de manière pour le moins inquiétante. Car la responsabilité historique de ces partis sera entièrement engagée s'il arrive que le taux de participation soit très faible et si le pays replonge, suite à cela, dans le chaos. Rattraper le temps perdu est donc impératif. La transition démocratique devrait au plus vite bannir la peur et la violence et recentrer le débat sur trois grandes questions : Quel mode de gouvernement‑? Quel projet de société‑? Quel modèle de croissance et de développement régional‑? Préoccupée par la première question, la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, seule plateforme de discussion politique existante, semble avoir réussi à réaliser quelques percées. Sa dissolution, pour cause de non représentativité ou de départ brusque, compromettrait le processus de transition démocratique en Tunisie. Ceux qui se font prier pour la réintégrer n'adhèrent pas en fait au principe de citoyenneté active et refusent le contrôle de ceux agissant de manière occulte et intéressée par la générosité de leurs financements. Et à l'approche du 23 octobre, la crainte d'un désastre électoral invite, dans la mêlée contre-révolutionnaire dont font partie les "Rcédistes" nostalgiques, à tirer avantage de la peur et de la violence instrumentalisée ou à se retrancher dans une opposition déplacée. Pour ce qui a trait à la deuxième question, il est impératif que chaque mouvance expose sans équivoque son projet de société. Schématiquement il y aurait deux projets : l'un d'essence passéiste offrant aux Tunisiens un supplément de piété et/ou d'arabité et un cloisonnement culturel certain, et l'autre moderniste, offrant aux citoyens davantage de libertés civiles et des opportunités infinies de création culturelle. Les électeurs pourront ainsi choisir de manière directe et explicite leur camp ou, lorsqu'ils n'arriveront pas à discerner entre les partis, donner leur suffrage au parti le plus représentatif du projet souhaité. Il y aurait ainsi moyen d'exprimer par une participation que nous espérons massive leur préférence par un vote de censure traduisant la réprobation du projet le moins convaincant. Pour ce qui concerne enfin le troisième point, l'impératif économique qui pèse de manière croissante sur l'avenir de la transition démocratique soulève la question du choix du modèle de croissance et de développement régional. L'importance des décalages régionaux et la tendance prononcée à la dualisation du territoire font que le volet territorial du modèle ne peut plus se contenter de l'amélioration des modalités d'incitation à l'investissement, d'un développement subventionné et d'une assistance sociale renforcée; il exige l'élaboration de stratégies offensives de développement du territoire porteuses d'effet d'induction, de richesses et d'emploi et impliquant dans un cadre gouvernanciel préalablement défini, les acteurs locaux et régionaux. Dans l'envolée de leur discours, les partis devraient être en mesure aussi d'expliquer aux citoyens électeurs comment sortir l'économie du marasme dans lequel elle a sombré‑? Comment faire face à l'inflation galopante et à l'endettement non productif‑? Comment créer de nouveaux emplois et résorber le chômage des jeunes diplômés‑? Comment contrôler les réseaux informels, les trafics illicites croissants et la spéculation dans tous ses états‑? On aimerait aussi que ceux qui blâment le choix touristique expliquent à leurs concitoyens comment comptent-ils reconvertir les infrastructures hôtelières, les équipements de loisirs, le personnel touristique et les emplois indirects induits par le tourisme ? Comment aider les transports aériens à se maintenir et surtout comment équilibrer la balance des paiements sans tourisme‑? Ceux qui n'ont pas de réponses à ces questions et à d'autres aussi auront du mal à convaincre le peuple. De la même manière, ceux qui n'ont pas encore de politique de développement territorial ne pourront pas répondre aux attentes de ceux qui ont eu la bonne idée de faire la révolution. Enfin, ceux qui n'ont d'alternative qu'un transfert complice de rente (pétrolière) ou que le recours systématique aux institutions de Bretton Woods n'aident pas à éviter l'ingérence étrangère dans les affaires d'un peuple fortement attaché à sa souveraineté. Recentrer le débat et les trajectoires électorales sur les trois grandes questions que nous venons d'évoquer, c'est rester fidèle aux objectifs de la révolution. Cela vaut mieux que d'imposer ses convictions et ses choix par la coercition. Expression d'un penchant prononcé vers un autoritarisme non avoué, la coercition et la violence, sommairement stigmatisées mais délibérément justifiées et excusées ne sont qu'horreur, indignité et incurie. C'est, en tout cas, un mauvais substitut à un déficit conscient d'audience. Nous espérons que les vrais débats reprendront et que la stratégie de la diversion par la coercition et la violence ne fera pas long feu.