Par Yassine ESSID «Que la peine de mort soit appliquée au tyran de ma patrie, et à la royauté elle-même dans sa personne» (Robespierre) Si la manière avec laquelle fut mené le premier procès de Ben Ali et de son épouse avait pour unique but de montrer aux Tunisiens et aux étrangers l'impartialité et la célérité d'un appareil judiciaire new-look, on pourrait considérer que les autorités ont très largement raté leur opération. Car ce à quoi aspiraient les Tunisiens est autrement plus conséquent qu'une justice menée tambour battant. Ce qui était tant espéré comme un moment historique propre à déchaîner de profondes émotions a laissé place à la désillusion puis à l'indifférence. Les peines de prison in abstentia prononcées par la cour à l'encontre de l'ex-président, aussi sensationnelles que dérisoires, dussent-elles s'accumuler à l'infini, ne changeraient rien au sentiment général qu'on cherche à éluder les vraies questions que l'effondrement d'une dictature ne manque pas de soulever. Qu'en s'arrêtant sur les affaires criminelles, les abus, la corruption et les turpitudes impliquant l'ex-président et les membres de sa famille, toutes bonnes à nourrir l'intoxication collective, les magistrats ont délaissé le procès le plus important : celui du régime. Qu'à travers le procès de Ben Ali, c'est un modèle d'exercice autoritaire du pouvoir saisi à partir des rapports sociaux, des hiérarchies et des subordinations qui devrait se trouver au banc des accusés. Qu'au-delà du procès, c'est l'enchevêtrement pervers entre affairisme criminel, institutions politiques et répressives et système de pouvoir qu'il faudrait juger. Le système politique tunisien, fondé sur l'exercice autoritaire du pouvoir et sur le parti unique, a été caractérisé dès l'indépendance par l'empiètement du parti sur l'administration publique, alors même que celle-ci intervient dans l'administration économique du pays : autorisations, adjudications, appels d'offres, déblocage des procédures lentes et complexes et autre interventionnisme. Devenant ainsi le passage obligé de toute décision, nomination ou promotion, le PSD et son successeur le RCD avaient fini par conditionner lourdement l'activité économique, sociale et politique du pays. Ainsi la fortune personnelle d'un agent public n'était-elle plus liée à sa compétence, mais à son allégeance politique et à la bienveillance du parti, déterminant par conséquent sa façon d'être et d'agir. A l'avènement de Ben Ali, lorsqu'une opération revêtait une quelconque importance économique ou s'insérait dans le domaine d'activités juteuses d'une entreprise, un tiers, le clan, s'est inséré dans les procédures d'octroi ou au contraire de blocage, multipliant les rackets, extorsions, prélèvements abusifs, et autres détournements de fonds publics. Une telle situation suppose l'existence de relations stables et protégées entre le monde des affaires, le monde politique et les bureaucrates. Les effets désastreux des ces distorsions des mécanismes du marché étaient bien entendu supportés par les citoyens. Des distorsions supplémentaires venaient détériorer davantage les dispositifs de gestion du pays. La faveur politique et la bienveillance du politique avaient fini par remplacer le critère économique d'efficacité allant de l'octroi des marchés publics jusqu'au recrutement du plus simple agent. Le rapport avec le fisc devenait aussi inégal et servait même d'outil de répression politique. Une telle situation, aussi généralisée, avait fini par acquérir une grande force de cohésion, s'ériger en système de gouvernance au point de donner au pays une spécificité interprétée par les idéologues du pouvoir aussi bien que par les puissances étrangères comme le "miracle tunisien". Un miracle dans lequel de nombreuses personnes pouvaient trouver leur avantage pratique sans perdre l'avantage moral de se sentir la conscience tranquille. Ce système s'est effondré subitement, mais rien ne dit qu'il ne pourra pas renaître un jour de ses cendres. Il faudrait pour cela procéder à une anatomie politique de la dictature, disséquer la signification des conduites économiques sous un gouvernement autoritaire, analyser les manières par lesquelles la domination politique se déploie dans les rouages politiques, révéler les solidarités suspectes, les connivences douteuses entre le politique et l'économique par le jeu des parentés, des relations amicales, politiques et régionales. La procédure pénale est-elle qualifiée pour faire le procès de cette mauvaise gouvernance? Est-elle adaptée lorsqu'un système politique et social entier est l'objet d'une action en justice? Toute la question est là. Chaque dossier, chaque acte d'accusation, chaque enquête judiciaire devrait prendre une signification politique dans la mesure où chaque affaire concoure à révéler combien le système tout entier était structurellement corrompu. Ainsi chaque procès relève-t-il à la fois du pénal et du politique, raison suffisante pour qu'il ne soit pas abandonné à la seule initiative judiciaire, mais géré politiquement. Car il y a bien deux procédures dans le procès de Ben Ali, comme il y avait jadis deux corps chez les rois : le corps naturel, profane, et le corps politique, les deux ne se confondant pas. Les condamnations qui sont prononcées contre Ben Ali se contentent de porter atteinte au corps mortel et périssable du président déchu, laissent de côté la peine symbolique de l'incarnation temporelle du pouvoir, du corps impérissable et immortel en lequel se signifie et s'incarne la communauté du pays. Ainsi Ben Ali doit-il être condamné non pas pour ses actes personnels, mais à cause du fait qu'il est président. «Parce qu'il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, doute, se trompe parfois : il n'est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l'ombre de Dieu sur Terre comme le souverain peut l'être en régime théocratique. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur». (E. Kantorowicz). En faisant succéder à la barre complices, collaborateurs, témoins et victimes, on transformera le procès en une sorte de laboratoire où serait disséqué le corps qui a enfanté ce système, on examinera à la loupe sa structure et le fonctionnement de ses organes. Cet exercice n'est pas purement académique, car la dictature joue encore un rôle de premier plan dans le monde, et l'analyse de sa force et de sa faiblesse est donc d'importance vitale. Par ailleurs, pour les puissances étrangères, qui avaient soutenu jusqu'au bout ce régime, qui s'imaginaient que les dictatures peuvent être fréquentables, et ne sont donc pas si mauvaises dans certaines circonstances, le procès révélera que cette prétendue efficacité n'est qu'un mythe. Enfin, autre intérêt. Pour pouvoir réorienter demain la pensée en Tunisie dans un sens démocratique, il est indispensable d'exposer une fois pour toute la vraie nature du pouvoir politique tel qu'il a fonctionné depuis l'indépendance. Sous peu, de nouveaux chapitres d'histoire de la Tunisie vont paraître dans les livres scolaires; que diront-ils, par exemple, des circonstances du soulèvement du 14 janvier ? Diront-ils que les atrocités commises par le régime sont le seul fait de Ben Ali ? Ou proclameront-ils que chaque Tunisien a eu sa part, active ou résignée, de responsabilité dans les dérives du pouvoir.