Par Béchir MESTIRI Comment concilier les impératifs de production, c'est-à-dire le fait d'assurer l'approvisionnement du marché ou la satisfaction de la demande du consommateur ou du citoyen (nuance !) et l'équilibre naturel de la terre nourricière afin qu'elle continue à jouer ce rôle de production de nos besoins alimentaires ? Comment maintenir ce fragile équilibre entre ce qu'on importe du sol et ce que l'on y exporte, entre ce que l'on extrait et ce que l'on restitue, de sorte que ce sol ne s'épuise pas. Ces propos ne sont pas ceux d'un «écolo» militant voulant protéger la planète, mais ceux d'un exploitant agricole, admirateur de la technologie occidentale, mais qui part d'une problématique précise : pourquoi les rendements céréaliers dans notre pays (et ailleurs, ainsi que d'autres secteurs de l'agriculture) plafonnent malgré l'introduction de techniques culturales modernes ? Il est apparu, après bien des recherches, que le taux de matières organiques contenues dans notre sol est trop bas pour les cultures céréalières : il se situerait en moyenne entre 1, valeur limite pour ce type de culture (et bien d'autres) et 2. Il était estimé entre 4 et 5 au début de l'époque coloniale. Cette baisse du taux de matière organique s'est opérée en quelques dizaines d'années d'exploitation intensive initiée par les colons et relayée par les agriculteurs tunisiens. L'agriculture productiviste que l'on continue à encourager — besoin de production céréalière oblige — semble avoir atteint ses limites, le progrès technique n'ayant pas pu apporter de par le monde une avancée significative. Pour l'heure, il apparaît que la technologie ait atteint un palier qu'on a peine à dépasser et que, en l'absence d'alternatives techniques nouvelles, nous sommes condamnés à composer avec ce que nous offre la nature. Ainsi, nous avons «forcé» la terre à produire toujours plus en la saturant d'engrais chimiques et autres produits phytosanitaires, exigeant toujours plus de productivité, de manière inversement proportionnelle à la qualité des produits, tout en contribuant à minéraliser le sol, c'est-à-dire à réduire la vie microbienne sans laquelle le sol s'appauvrit peu à peu jusqu' à la stérilité. Ce progrès, que nous avons pris l'habitude d'acquérir auprès du monde occidental pour l'essentiel, est en train de s'essouffler : les rendements plafonnent, la révolution verte, qui a permis le quadruplement de la production grâce à la sélection génétique, est loin derrière nous, et les OGM ne parviennent pas à renouveler l'exploit de cette révolution. Cette situation nous appelle à reconsidérer notre relation à la terre, avec toute l'étendue de sa variabilité, dont les principaux initiés sont ceux qui la pratiquent et la vivent au jour le jour, à savoir les paysans, les fellah... Il n'y a plus de solutions techniques transposables tels quels d'un continent à l'autre, d'un territoire à l'autre ! Cette situation interpelle ceux qui pratiquent l'agriculture pour agir dans leur contexte spécifique afin d'adapter de nouvelles approches à leur propre environnement ; il n'y a plus de «recette» universelle mais de nouveaux concepts qui nécessitent que chaque exploitant ou chaque groupe d'exploitants agissant dans le même contexte produise sa propre solution. Seulement, nos besoins vont augmenter dans les prochaines années, si ce n'est déjà le cas, et c'est ce défi qu'il nous incombe de relever. Cette situation inédite amènerait nos spécialistes en la matière, concernés par le développement agricole, à redécouvrir les potentialités disponibles et réapprendre à écouter les fellah et respecter ce qu'on a l'habitude de nommer «le bon sens paysan», qui est tout simplement le fruit d'une compilation d'expériences vécues et transmises à travers cette éternelle trilogie : terre, paysan et spéculation agricole… tout en y intégrant la modernité. Seulement, nos responsables agricoles nationaux ne semblent pas avoir pris la juste mesure des enjeux cruciaux et se complaisent dans une stratégie adoptée au lendemain de l'indépendance. Ils s'enferment dans des schémas sécurisants et affichent leur hostilité dès que le projet proposé ne sort pas de leurs cartons... Ainsi ils s'affirment comme uniques détenteurs du progrès, refusant de partager ce rôle avec les principaux acteurs et bénéficiaires, à savoir les agriculteurs eux-mêmes !