L'ouvrage date d'un peu plus de cinquante ans, mais il vieillit bien, d'autant qu'il nous replonge dans un Tunis nostalgique, dans les mœurs et un mode de vie (un bonheur) disparu, agréables à découvrir: Agar d'Albert Memmi. C'est le deuxième roman de l'auteur, son premier récit et le plus connu La statue de sel (Corréa, 1955, Gallimard, 1963) donnait le ton d'une vie partagée entre quête de soi et déchirement, il raconte l'évolution de l'écrivain, fils d'un bourrelier, né et élevé dans une impasse à la lisière de La Hara, un quartier pauvre de Tunis, il deviendra agrégé de philosophie et écrivain de renom. «Le déchirement essentiel, la contradiction qui fait le fond de ma vie», résume-t-il. Cette singulière biographie a été saluée et préfacée par Albert Camus, Jean-Paul Sartre préfaça l'essai Portrait du colonisé et Portrait du colonisateur (Corréa, 1957, Gallimard, 1985), Fernand Braudel La Dépendance (Gallimard, 1979), suivent plus d'une quarantaine d'ouvrages entre romans et essais, dont Portrait d'un juif, Juifs et Arabes, Le racisme, ce que je crois, l'homme dominé, L'exercice du bonheur, Le Buveur et l'Amoureux. Albert Memmi est l'un des représentants-culte de la littérature dite maghrébine d'expression française, les intellectuels de l'époque portaient à ses jugements une estime considérable, il avait un avis respecté chez les peintres de l'Ecole de Tunis, Moses Levy, Bismuth, Gorgi, Ben Abdallah, etc., son nom est abondamment présent dans des anthologies, dans des essais et des entretiens. Comme pour donner un nouveau départ au roman Agar, accueilli avec moins de succès que La statue de sel, dans sa préface datée de 1963, l'auteur écrit: «Agar est celui de mes livres qui a été le moins bien compris. On a voulu y voir l'histoire d'un amour condamné, en quelque sorte par définition : J'aurais jeté l'anathème sur tous les mariages mixtes». Nous y voilà en immersion dans le livre. Il est juif tunisien, étudiant en médecine à Paris, elle est catholique alsacienne, attentive à ses pratiques et étudie la chimie, ils habitent à la cité universitaire, se découvrent, s'aiment, sont à leurs meilleurs moments d'amour, ils sont pleins de ressources, confiants en l'avenir, coulent durant des années une vie estudiantine de jeunes tourtereaux et se marient. Jusque-là tout baigne. Les études de médecine terminées, le couple rentre au pays, commence alors le roman qui se situe dans le Tunis des années cinquante. «Dès l'entrée du canal (du port de Tunis) je fus incapable de cacher mon anxiété (…) Comment allait-elle juger les miens ? si différents d'elle par les mœurs, la religion, la langue». Ainsi commence le sujet du roman : la difficulté ou l'impossibilité de communication. Deux cents pages plus loin, suite à une énième dispute, Marie, tel est son nom s'en va avorter, quitte son mari qui résume ainsi cette liaison «comment ne l'ai-je pas étranglée ? (…)Et je l'aurais peut-être fait si, en la tuant, j'avais anéanti cette image de moi-même qu'elle me présentait et où je me reconnaissais, ce masque qui m'enserrait la figure comme une pieuvre». Entre les seize chapitres, le lecteur découvre au départ le bonheur des jeunes mariés, une phrase chaste résume leur état de félicité : «Nous nous levions tard et la matinée passait si rapidement que nous arrivions juste à nous habiller», leur relation se délite au fur et à mesure que le temps passe et que l'incommunication pourrit les rapports. Un cabinet qui ne marche pas, le médecin intègre une clinique, se construit une maison loin de la ville, Marie qui s'ennuie de la présence des parents, la proximité de la fratrie, des cousins, les bruits des enfants, les odeurs insupportables, la cuisine trop épicée, bref, la femme étouffe «tu ne veux pas comprendre ! Il n'y a pas que la violence qui démolisse, mais aussi la continuité de l'usure ; n'importe qui soumis à cette constante érosion, finit par se dissoudre» . Le mari est désemparé, écartelé entre l'amour éperdu pour sa femme et la fidélité au clan. «Je ne pus m'empêcher de penser, pour la première fois, que j'avais choisi une voie difficile en épousant Marie». Les personnages sont décrits par des traits courts, incisifs, un avocat opulent, sourire et des dents donnent à voir son caractère «Il eut un large sourire qui s'ouvrait comme un rideau de théâtre, plein de grosses dents, presque gênant de fausseté». Un autre avocat juif militant communiste, «L'homme qui m'accueille le fit avec un sourire bienveillant (…) il avait le teint rouge et les cheveux ambre et soleil». L'accueil, la bienveillance, on est presque attendri, on essaie d'imaginer la couleur abstraite des cheveux qui fait la chute de la phrase, des phrases construites à la pointe sèche, il n'y a pas de couches dans le style, juste quelques mots qui tapent juste. A la Goulette, il s'attarde un peu avec des descriptions d'un restaurant : «Je regardai la table et retirai mes coudes ; c'était vrai, je les avais posés (les verres) sur des traînées d'eau huileuse (…) je n'avais jamais, jusqu'ici pris garde aux verres brumeux, aux toiles cirées qui perdaient leur colle, et aux reliefs des repas des autres». Agar, devenu un classique de la littérature francophone, illustre à merveille l'incommunication entre un homme et une femme issus de cultures différentes, combien de couples «mixtes» se sont séparés à cause de leurs cultures respectives ? Memmi répond par une autre voie : «Le mariage mixte est souhaitable, dit-il, afin que soit enfin possible la fraternité entre les peuples». Fraternité entre les peuples, une devise, un slogan qui a pris de l'âge.