Par Soufiane Ben Farhat On savait la Turquie déjà profondément en colère contre Israël. Mais là c'est un véritable coup de grisou. Bref rappel des faits : des commandos israéliens armés jusqu'aux dents arraisonnent en mer Méditerranée, le 31 mai 2010, dans les eaux internationales, le Mavi Marmara, navire turc. Ledit navire faisait partie d'une flottille qui tentait de rallier la bande de Gaza pour y apporter de l'aide humanitaire. Lors de l'assaut, neuf civils pacifistes turcs avaient été tués. La Turquie avait rappelé promptement son ambassadeur en Israël, suspendu les exercices militaires conjoints et interdit l'accès à son espace aérien à l'armée israélienne. La situation enfle sans trop s'envenimer diplomatiquement. Les médias s'en emparent. Les escarmouches verbales retombent mais l'atmosphère demeure plombée. Israël est rompu à la culture de l'impunité. Il se refuse à formuler les moindres excuses. En conséquence des demandes turques appuyées, l'Onu diligente une enquête. Le rapport de la commission d'enquête, dirigée par l'ancien Premier ministre néo-zélandais Jeffrey Palmer, a été formellement remis avant-hier au secrétaire général de l'Onu, Ban Ki-Moon. Le New York Times en publie des extraits. Bien que mitigé, le rapport onusien juge "excessive et déraisonnable" l'intervention militaire israélienne. Il estime que "la décision d'Israël d'embarquer à bord des bateaux avec une telle force, si loin de la zone du blocus et sans avertissement final juste avant l'assaut était excessive et déraisonnable". Sans trop attendre, Ankara a expulsé avant-hier l'ambassadeur israélien et gelé sa coopération militaire avec Israël. Les mots du ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, sont sans équivoque : "Les relations diplomatiques entre la Turquie et Israël ont été abaissées au niveau du deuxième secrétaire d'ambassade. Tout le personnel au-dessus du niveau du second secrétaire rentrera dans le pays mercredi au plus tard. Tous les accords militaires sont suspendus". Et ce n'est pas tout. Le gouvernement turc examine les moyens de poursuivre en justice tous les Israéliens, soldats, gradés et responsables politiques, engagés d'une manière ou d'une autre dans le raid meurtrier. "La Turquie engagera des poursuites en justice contre les soldats israéliens et tous les autres officiels responsables des crimes commis et mettra en œuvre ce sujet avec détermination", lit-on dans un communiqué de l'ambassade de Turquie à Washington. Par ailleurs, le ministre turc des Affaires étrangères a promis de saisir la justice internationale en vue de se prononcer sur le bien-fondé du blocus israélien imposé à la bande de Gaza : "La Turquie ne reconnaît pas le blocus de Gaza et va s'assurer de la légitimité du blocus auprès de la Cour internationale de justice. Nous commençons à lancer des initiatives pour que l'Assemblée générale de l'Onu se penche sur la question", a-t-il dit. En face, Israël donne l'impression de vouloir laisser passer l'orage. Or, cette fois, l'attitude turque semble plus tranchée qu'auparavant. Il faut savoir qu'Ankara est en passe d'opérer de nouveaux redéploiements géostratégiques. Le différend dûment assumé avec Israël en est témoin. D'abord, la Turquie ne se soucie plus aussi fortement qu'avant de rejoindre l'Union européenne. Auparavant, malgré tous leurs efforts en vue de l'intégration, les Turcs ont dû constater avec amertume que l'Europe était, d'une certaine manière, un club de chrétiens. Les portes de l'Europe sont cadenassées vis-à-vis de la Turquie pour la simple raison que c'est un pays musulman. Des dirigeants européens de premier rang –tels Valéry Giscard d'Estaing ou Nicolas Sarkozy— l'ont expressément dit. Et il se trouve que la normalisation économique, militaire et culturelle avec Israël est la condition première exigée par les Européens avant toute discussion sur l'entrée de la Turquie dans l'UE. Une entrée toujours déclinée sous le label de l'improbable éventualité. Et puis, dans l'état où elle en est réduite, qui voudrait volontiers rejoindre le club de l'euro en crise endémique ? L'exemple de la Grèce, vieux pays frère-ennemi et voisin de la Turquie en atteste. Sur un autre plan, les révolutions du Printemps arabe sont passées par là. Ankara semble plus désireuse de se ressourcer dans le socle de son appartenance identitaire face aux frémissements et élans européens xénophobes et turcophobes. La démocratisation effective de certains des principaux pays arabes conforte la démocratie turque. En lieu et place de la démocratie chrétienne hostile, la démocratie musulmane semble plus accueillante, chaleureuse et conviviale. Ne nous y trompons pas. La Turquie semble en passe d'opérer un recentrement décisif face à Israël. Ce faisant, elle tourne d'une certaine manière le dos à une Europe excessivement méfiante. Et s'incruste à bras ouverts dans l'enceinte arabo-musulmane revigorée et accueillante.