Par Yassine ESSID Il existe aujourd'hui une large frange de la société tunisienne qui devrait se réjouir du programme du mouvement Ennahdha. Nichée subrepticement dans les interstices de ses trois cents morceaux d'avenir, une proposition, qui a l'air parfaitement anodine, prétend pouvoir défaire le nœud humainement tragique du mauvais sort qui accable toutes ces jeunesses perdues, toutes ces fraîcheurs fanées qui ont atteint cet âge fatal et inavouable où se perd tout espoir d'amour et parfois de progéniture. Une proposition a en effet été élaborée dans ce sens et inscrite dans le programme de ce mouvement, à l'adresse des femmes de toutes conditions pour qui la vie a été une série d'occasions manquées, au point de les pousser parfois à désespérer des hommes et à cultiver une intime misanthropie. Peu importe que ces femmes soient les victimes de leur condition physique, car peu attractives, ne suscitant aucun diminutif amoureux, ou laides à faire peur. Il importe peu qu'elles soient sèches et sans fortune, priant Dieu de leur faire grâce de leur envoyer un mari riche afin qu'elles puissent être des musulmanes accomplies, au lieu de mourir vierges et martyres. Il n'est pas important non plus qu'elles soient devenues aigries, inquiètes et soupçonneuses outre mesure, parfois même trop exigeantes, prenant prétexte du moindre petit défaut, de la moindre imperfection, pour rejeter le prétendant comme indigne de leur personne. Enfin, tant pis si elles se sont réfugiées dans les bras de cette grande consolatrice, se fortifiant dans leur vertu par les rituels religieux les plus sévères afin de contenir leurs cruelles souffrances. Pour toutes ces malheureuses qui ont désespéré de pouvoir un jour séduire un homme, nous leur annonçons qu'elles ont désormais un avenir. La proposition numéro 205 du programme du mouvement Ennahdha ne parle-t-elle pas, sans ambages, de «remédier aux problèmes du mariage tardif» ? Un euphémisme pour cet âge fatal que les démographes nomment célibat prolongé, celui d'une personne qui n'a jamais été mariée, mais qui n'est, hélas, plus en âge de vivre en couple. On se demande ce que cache cette sainte et charitable sollicitude des concepteurs de ce programme à l'endroit de ces milliers d'infortunées célibataires et pourquoi sont-ils les seuls à en parler ? Comment comptent-ils s'y prendre pour y remédier ? Enfin, quelles solutions préconisent-ils qui soient à la fois efficaces et respectueuses des droits humains et du statut privilégié de liberté et d'autonomie dont bénéficie la femme tunisienne ? Le mariage est aujourd'hui une institution devenue fortement tributaire des conditions économiques. Dans de nombreux pays du monde, et pas seulement du tiers-monde, l'âge du mariage est de plus en plus repoussé et une proportion de femmes et d'hommes ne se marieront jamais. Bien que cette tendance fasse partie d'un phénomène global, elle suscite dans nos sociétés des enjeux qui font appel à des pressions familiales issues de valeurs culturelles profondément enracinées, de même qu'à des défis politiques et juridiques qui rendent la condition de la femme célibataire fortement frustrante par ses prolongements affectifs, devenant une véritable propédeutique à l'austérité sexuelle, notamment par la difficulté de toute cohabitation prénuptiale. D'autres conditions, plus évidentes, font également qu'un tel projet soit aujourd'hui de plus en plus différé : un niveau éducatif des femmes souvent supérieur à celui des hommes, un chômage persistant des jeunes filles, surtout diplômées, la crise croissante du logement voire le coût, devenu prohibitif et décourageant, de la célébration même du mariage. La conjonction de toutes ces raisons a contribué, depuis fort longtemps, à rendre le rituel d'une vie de plus en plus problématique. Dans cette perspective, toute solution affirmée pour venir à bout de ce fléau doit passer obligatoirement par une politique de l'emploi qui seule donnera à cette population les moyens nécessaires et le droit légitime pour se marier, entretenir un foyer et élever une famille. Car le mariage tardif n'est que la réponse du corps social à une économie contractée et, effet désirable dans certains pays, un facteur de stabilisation de l'effectif démographique. Autrement dit, il n'y avait pas lieu de singulariser cette question outre mesure, de faire d'un comportement démographique complexe l'objet d'une disposition spéciale. Sauf, bien sûr, s'il existe une intention idéologique, provisoirement inavouée, de la traiter selon d'autres modalités et d'après d'autres critères que ceux de l'intégration sociale de la femme et la garantie d'un revenu stable au couple. Des sociétés, fortement traversées par les courants islamistes, réputés pour l'attention quasi obsessionnelle avec laquelle ils surveillent tout ce qui touche à la femme, ont trouvé dans ce déséquilibre du marché matrimonial une donnée objective basée sur les lois de l'offre et de la demande, donc propice à l'acceptation de l'hypothèse polygamique. Une perspective à laquelle les islamistes ne peuvent se soustraire par une décision de l'esprit. La persistance de cet excédent de femmes en surnombre, condamnées par la force des choses au célibat, a trouvé aussi d'autres types de régulations tels que le mariage coutumier, urfî, qui donne aux relations sexuelles une certaine légitimité, ou le mariage temporaire ou de plaisir zawâj al-mu'qqat/zawâj al-mut'a; autant d'unions non-conventionnelles qui ne sont en définitive qu'une forme de prostitution déguisée qui n'est pas pour déplaire à certains doctrinaires et leurs sectateurs dépravés. Ainsi, sous couvert de sollicitude pour leur bonheur, les islamistes n'ont rien trouvé de mieux à proposer, pour soi-disant «sauver la famille», qu'un détour par la consécration du mâle dominateur et satisfait de lui-même et le maintien de la femme dans un assujettissement permanent, à la disposition de son puissant mari. Une réalité à laquelle ils s'empresseraient, le moment venu et une fois au pouvoir, de donner force de loi. Tous les gains réalisés et toutes les victoires remportées de haute lutte par les femmes seraient alors révoqués : on baissera l'âge du mariage, on réhabilitera la tutelle des parents ainsi que la répudiation, on dépouillera la femme de ses droits civiques et on la ramènera dans l'univers de la domesticité. Toutes les révolutions faites au nom de l'Islam l'ont été à travers une remise en question radicale du statut de la femme et sa mise en conformité avec les soi-disant préceptes de l'Islam. Si l'Islam a permis à la femme de disposer de sa personne et de ses biens, il y a quatorze siècles, certains n'en veulent retenir aujourd'hui qu'une image déformée, parce qu'elle les arrange bien et qu'elle est à la mesure de leur propre décrépitude.