C'est au 1er octobre 1975 que remonte la création, sous l'égide de l'Unesco, de la Journée mondiale (ou journée internationale) de la musique. Le violoniste virtuose Yehudi Menuhin en fut le concepteur et l'initiateur. Avec deux objectifs majeurs : - «Enrichir la connaissance de l'art musical» - Et «renforcer les liens de paix et d'amitié qui unissent les peuples grâce à la musique». Pendant maintenant près de quarante-cinq années, et immanquablement à chaque célébration, «La journée» a été consacrée à la réalisation de ces objectifs. Parallèlement, elle est devenue la journée anniversaire où la musique et ses artistes sont à l'honneur. Conférences, recherches, innovations, hommages, concerts de par le monde, subventions et formations, études et réflexions prospectives, protection et sauvegarde des traditions musicales spécifiques : comme culture, comme art, comme science et technique, surtout comme instrument de communication entre les individus, les groupes, les communautés et les nationalités, la musique a son «jour pôle», son moment de rayonnement planétaire. Court, périodique, symbolique, certes, mais souvent effectif , ayant eu son impact et ses résultats dans la durée. Double paradoxe Une question ne manque toujours pas de surgir néanmoins : si, depuis sa création, la Journée mondiale de la musique a pu contribuer au progrès et au développement de l'art, de la connaissance et des métiers musiciens dans le monde, a-t-elle, pour autant, réussi à traduire dans la réalité ses valeurs de rapprochement, de paix et d'amitié entre les peuples ? L'hésitation est permise. Et à plusieurs égards. Citons-en au moins deux : - Le premier, a rapport avec les conflits qui secouent le monde, sans interruption, voilà plus d'un demi-siècle, et plus particulièrement depuis le début des années 2000. On a beau dire que la musique adoucit les mœurs, qu'elle se partage par-delà les frontières, qu'elle se mondialise et s'universalise, ce que notre époque récente produit et propage comme guerres, incompréhensions, intolérances, violences, fait indubitablement obstacle. C'est triste de le reconnaître, mais l'art a beaucoup perdu de sa fonction idéologique aujourd'hui. Son douloureux paradoxe est qu'il ne parvient plus à communiquer ses valeurs au moment où il connaît sa plus grande expansion commerciale, technologique et médiatique. La musique, expression universelle par excellence, en offre l'illustration «exemplaire». On en écoute de plus en plus et partout de nos jours, mais les cœurs et les esprits sont obsédés par la tourmente des expéditions militaires, des instabilités politiques, de la crise financière, de la récession économique. La musique ne compense plus ou pas assez. Devant une telle accumulation de malheurs, le pain et l'instinct prennent naturellement le pas sur la culture. - Le second est lié à une problématique musicale largement connue et débattue. L'époque actuelle est celle du brassage des cultures, de ce que l'on a qualifié de «métissage des musiques». Internet, ajouté à l'explosion des médias satellitaires, a renforcé ce mouvement. La «world music» (musiques des mondes) en a été l'imposant produit. La difficulté, dès lors, est de savoir si cette globalisation et cette uniformisation de la musique ne sont pas à l'origine de la disparition des musiques elles-mêmes. Autre délicatissime paradoxe, auquel l'idée de la journée mondiale de la musique ne peut ne pas être confrontée : le rapprochement des cultures et des musiques («le lien entre les peuples») dans le même temps qu'il s'opère risque d'effacer, sinon de détruire, des traditions et des spécificités culturelles et musicales. C'est dire que le projet initial de Yehudi Menuhin était voué, d'emblée, à rechercher le bien difficile équilibre entre «la promotion de la musique dans le monde» et la préservation des particularismes et des identités des peuples et des nations. Double déficit Que représente «La journée mondiale de la musique» pour la musique arabe et plus particulièrement pour la musique tunisienne ? Durant les quatre décennies écoulées «La Journée» n'aura été célébrée que dans la discrétion. Sinon dans l'indifférence. Raison de fond : la musique arabe est d'une autre «souche», fondée sur le chant et les quarts de tons. Son rapport à «un projet universel» n'est jamais facile. Raison de moyens : des marchés limités et des besoins technologiques réduits. Raison de politiques culturelles : les Etats, pour la plupart, ont privilégié les choix locaux, les petites audiences et le pari sur la consommation musicale de «masse», au détriment de la création. En Tunisie, le problème s'est considérablement compliqué lorsque place prépondérante a été faite aux sous-produits égyptiens et libanais, puis aux satellitaires du Golfe et au star-système rotanien. Superposition de «déficits» : une profession musicale tunisienne sans débouchés commerciaux, dépendante, pour sa survie même, des subventions et du pécule périodique des festivals, et une identité musicale pratiquement ensevelie sous l'hégémonie des répertoires et des styles «orientaux». Sans compter, et c'est sans doute le plus lourd handicap, le non-respect des conventions internationales sur la propriété littéraire et artistique, l'Etat tunisien devant des milliards de cotisation à la Sacem (Société française des auteurs compositeurs et éditeurs de musique) à laquelle il avait délégué, par contrat, la protection de ses artistes. Sans compter, et c'est tout aussi grave, que même la loi de 2009 qui est censée défendre les auteurs, compositeurs et interprètes locaux contre le piratage, reste à ce jour lettre morte. Ce qui condamne à l'inactivité, presque au dénuement, la majorité des professionnels de la place. Ces professionnels sont au nombre de 200.000 aujourd'hui. Et 14.000 d'entre eux, seulement, ont leurs cartes d'habilitation. C'est un «no man's land» juridique qui se prolonge visiblement sans espoir d'issue. On est loin, bien loin de Yehudi Menuhin, de son «enrichissement de la connaissance de l'Art musical» et de sa passerelle de paix et d'amitié, unissant les peuples grâce à la musique. La possible sortie Mais peut-être une lueur, les prémices possibles d'une «sortie» en ce 1er octobre de l'après-révolution : la liberté retrouvée peut donner des audaces aux «victimes», et secouer la conscience des responsables. Les «victimes», ce sont nos artites-chanteurs, créateurs et solistes musiciens. «La journée» du 1er octobre 2011 devrait les inciter à réclamer haut et fort leurs droits. L'application de la loi de 2009 en premier. La fin de la mainmise et de l'assistanat de l'Etat en second, la normalisation des rapports avec les grandes instances musicales internationales enfin, car c'est la seule voie possible vers la découverte et la reconnaissance de notre musique par le monde. Les futurs responsables de la culture, quant à eux, auront mérite et profit (politique) à leur emprunter, résolument, le pas. Voici ce que dit Ben Harper : «Les personnes qui ne donnent pas une seule chance à la musique de changer le monde sont celles qui n'aiment pas la musique». Ni l'art en général. Espérons que ce ne sera plus jamais le cas dans un gouvernement tunisien.