Par Yassine ESSID Une centaine de formations politiques se disputent aujourd'hui les suffrages des électeurs, pourtant la campagne semble plus que jamais concentrée autour de deux pôles : les partis qui se réclament peu ou prou de l'Islam et les autres. En effet, aux notions les plus traditionnelles et les plus anciennement consolidées de l'identité politique, celle de gauche et de droite, de progressiste ou conservateur, dont les composantes sont d'ailleurs très hétérogènes, se sont substituées au fil des ans les notions de laïque et d'islamique désormais au cœur d'une confrontation politique qui se déroule pour l'essentiel autour de l'opposition envers ce que les uns redoutent le plus pour ce pays : l'irruption d'une idéologie au pouvoir qui serait bâtie sur la remise en cause des acquis sociaux qui ont toujours fait l'exception tunisienne dans le monde arabe, et ce que d'autres convoitent le plus: la soumission de toutes les institutions au diktat du religieux. Dans le contexte présent, propre à la Tunisie, celui d'une première élection démocratique, on s'attendait à ce que la préoccupation majeure qui animerait les candidats serait surtout de garantir la démocratie et le pluralisme après plus d'un demi-siècle de régime autoritaire. Viendraient ensuite les politiques économiques et sociales que chaque parti défendra, conformément à la ligne idéologique qui est la sienne et qu'il jugera la plus appropriée pour sortir le pays de la crise ou le mener au bien-être et à la prospérité. Dans ce domaine, tous les partis partagent les mêmes inquiétudes quant aux défis que pose la question de l'emploi, ce qui les a entraînés d'ailleurs dans une déraisonnable surenchère. Le lien, fort justement établi entre la démocratie et l'emploi, est pour la plupart des partis une manière d'affirmer que la lutte contre le chômage est essentielle pour assurer l'existence même de la démocratie. Par ailleurs, dans leur discours de campagne, les candidats à une élection adoptent généralement une approche positive de l'avenir en s'engageant, s'ils sont élus, à prendre les mesures nécessaires pour réaliser le bien commun, souvent au-delà même des clivages politiques. Pour faire croire à ses électeurs qu'il est le meilleur mandataire possible, chaque candidat use alors de mille manières, parfois de mille subterfuges pour attirer leurs suffrages, cherchant même à séduire au-delà de ses propres partisans. Alors que le contenu ordinaire du discours laïque trouve sa cohérence par l'insistance sur des thèmes liés aux conditions économiques d'existence : l'emploi, la formation, les prix, les salaires, la protection sociale, les uns appelant à plus de justice sociale et une distribution plus équitable des richesses, les autres voulant plutôt rassurer les milieux des entreprises et les marchés, aussi bien nationaux qu'internationaux, la rhétorique des islamistes, en revanche, est aménagée non pas sur les mesures concrètes qu'ils entendent réaliser au bénéfice de la collectivité, mais plutôt sur ce qu'ils assurent de ne pas entreprendre en cas de victoire. Comme si leur propos n'était destiné qu'à dissiper les craintes du public et à balayer d'un revers de main les accusations quant aux desseins sournois qu'on leur prête de vouloir infliger à la société des dommages irréversibles en exerçant un contrôle social sur les comportements individuels et collectifs, portant ainsi atteinte aux droits et aux libertés garanties jusque-là par la Constitution. Cet effet d'inquiéter puis de rassurer, dont personne n'est dupe, n'est pas dans la logique démocratique, mais relève de la politique du chaos. Car l'argumentation politique des partis dans une campagne électorale, au-delà des conflits, des tensions et des disputes, qui sont les éléments constitutifs des relations politiques dans une démocratie, doit partir des fondamentaux définitifs et des conquêtes des valeurs ancrées historiquement, considérées comme évidentes et sur lesquelles il n'y a pas de retour possible : comme la liberté d'expression et d'opinion, le libre exercice du culte, l'émancipation de la femme, etc. Or les islamistes, par la voix du leader tunisien des Frères musulmans, adeptes du mensonge qui rassure, ne cessent de rappeler, d'une manière devenue exagérément suspecte, qu'ils sont résolument attachés à la liberté individuelle tout en concédant comme une faveur exceptionnelle, toujours révocable, la consommation de la bière ou le port du bikini ; qu'ils ne prévoient nullement de remettre en cause le statut personnel tout en œuvrant, simultanément, pour l'instauration d'un ordre moral qui opprime; que leur Islam est modéré alors qu'ils invoquent Dieu à tout bout de champ pour justifier contrainte et violence contre les personnes; qu'ils adhèrent à un Islam moderne mais comptent bien remettre en vigueur quelques mesures archaïques; enfin qu'ils sont tolérants mais pendant ce temps laissent agir librement leurs sinistres fanatiques. Une telle stratégie, destinée à opposer une partie de la population contre l'autre et à diviser le pays, est inquiétante et à même de rendre complètement caduque la démocratie. Elle permet en tous les cas au leader islamiste de cultiver un destin de dictateur qui risque de s'avérer autrement plus tenace que celui de Ben Ali, car bénéficiant cette fois de l'appui du dogme.