Par Mohamed Ridha BOUGUERRA Le peuple a voté et les urnes lui ont servi de porte-voix, nous dit-on. Il va falloir, sans doute, une fois les esprits calmés et les données relatives au scrutin toutes livrées, interpréter le message qui vient de nous être adressé et en tirer les conséquences qui s'imposent pour l'avenir. Ce n'est pas, cependant, être mauvais joueur que de présenter aujourd'hui, à chaud, quelques remarques préliminaires se rapportant aux conditions qui ont permis aux vainqueurs de l'emporter. Le peuple a voté, oui, et massivement, si l'on considère les inscrits, mais plus de trois millions de nos concitoyens en mesure de le faire aussi n'ont pas jugé nécessaire de faire le déplacement jusqu'à un bureau de vote ! Quel message ont voulu nous faire parvenir ces électeurs potentiels par cette abstention ? Quelle est la représentativité des candidats fraîchement élus si près de la moitié du peuple les a boudés ? Les élections dans le système démocratique constituent une occasion donnée aux meilleurs pour l'emporter dans un jeu qui se base sur l'égalité des chances entre les candidats. Mais de quelle égalité peut-on réellement parler quand on constate l'énorme disproportion des moyens financiers mis en jeu par les parties en lice ? Quelle est l'origine de ces flots d'argent largement mis en circulation par certains partis et candidats quand les autres se sont contentés de la seule subvention fournie par l'Etat ? Si des hommes d'affaires et, surtout, si des puissances étrangères ont financé la campagne de certains candidats, le jeu démocratique ne se trouve-t-il pas foncièrement faussé au départ déjà ? Le discrédit ne devrait-il pas publiquement frapper ceux qui servent, sans doute, d'autres intérêts que ceux du pays en acceptant ce financement douteux ? Démocratie signifie, dans son sens le plus profond, le respect du citoyen. Mais de quel respect a-t-on fait vraiment montre quand on a incité les plus démunis à voter pour telle ou telle liste moyennant finance ? Soudoyer la frange la plus nécessiteuse du peuple, est-ce la respecter ? L'armée n'a-t-elle pas arrêté des personnes en train de distribuer des sommes d'argent devant les bureaux de vote à Kairouan ? Une rumeur persistante évoque également d'autres cas ailleurs. A qui profite le crime ? Les responsables de tels agissements condamnables devraient-ils s'en sortir moralement indemnes ? La loi interdit la propagande politique, entre autres, dans les lieux de culte. Or, vendredi dernier, les prêches dans plusieurs mosquées ont consisté en des appels à voter pour « le parti de Dieu » ! Quelle confiance pourrait-on accorder à ceux qui se présentent pour réclamer le suffrage du peuple et s'apprêtent même à le gouverner alors qu'ils ne respectent pas, d'entrée de jeu, les lois de leur pays ? Mais si la critique d'autrui est facile, l'autocritique est souvent moins aisée. Ceux qui n'ont pas joui de la confiance des électeurs devraient immédiatement commencer à analyser en profondeur les raisons de leur défaite et, surtout, quand il s'agit d'une déroute aussi grande que celle enregistrée par les tenants de la gauche démocratique. Il ne s'agit pas seulement d'un déficit de moyens, aussi important soit-il. Ni d'un déficit d'une communication compréhensible par la plupart de nos concitoyens, même si cela ne doit pas être négligé. Plus grave encore, il faut pointer ici du doigt une insuffisance notable d'engagement durable et ancien sur le terrain, un manque flagrant d'un travail de pédagogie politique à large échelle et de contact rapproché avec les citoyens. Il faut étudier comme un cas d'école désormais sans doute la campagne telle qu'elle a été menée par le parti religieux au plus près des électeurs dans les quartiers les plus défavorisés comme cela ressort, entre autres, de l'excellent reportage réalisé par Libération et paru dans l'édition de vendredi 21 octobre. Et cela au moment où les partis dits de gauche invitaient leurs militants dans des hôtels 4 étoiles ! La division des partis politiques démocratiques n'a pu que servir leurs adversaires le jour du scrutin. Pourquoi avoir engagé la bataille en rangs dispersés en présence d'un adversaire aussi bien organisé et préparé? Les divergences politiques dans la même famille de pensée étaient-elles si insurmontables ou bien faudrait-il faire intervenir les ego surdimensionnés des dirigeants des formations politiques en question ? Celles-ci avaient-elles perdu de vue que les citoyens pouvaient être tentés d'exprimer une certaine reconnaissance aux partis qui ont été sérieusement opprimés par Ben Ali au moment où les autres jouaient, le plus souvent, le jeu classique de l'opposition à Sa Gracieuse Majesté en acceptant même de figurer dans une Assemblée nationale qui n'a jamais eu d'autre rôle que celui d'une Chambre d'enregistrement ! Quels sont les partis qui sont arrivés en tête ? Ennahdha et le CPR de Moncef Marzouki et de Mohamed Abbou. Cela n'est-il pas suffisamment significatif pour être médité ? Sur le plan tactique, engager pendant des mois la bataille sur le terrain de la laïcité était-il habile et opportun quand on sait la dimension aussi bien religieuse que culturelle qu'occupe la foi chez la grande majorité des Tunisiens ? L'Isie a accompli un travail d'organisation plus que remarquable et qui restera dans les annales à ne pas en douter et dont d'autres s'inspireront certainement. Mais a-t-elle pensé à nos deux millions au moins d'analphabètes qui allaient se rendre aux urnes le jour du scrutin ? Le bulletin de vote était-il aussi aisé que cela à déchiffrer quand il comporte les noms et sigles de plus de quatre-vingt dix listes ? La bonne case à cocher était-elle toujours facile à trouver ? A droite ou à gauche du logo du parti choisi ? Ces remarques n'ont pour but que de relativiser le triomphalisme dans lequel les gagnants risquent de tomber ! Elles se veulent aussi une invitation à savoir raison garder, en nous rappelant que le système démocratique est loin d'être parfait et qu'il n'est, selon l'expression connue, que le moins mauvais des systèmes politiques existants. La bataille politique est loin d'avoir pris fin, elle ne fait, au contraire, que commencer pour tous ceux qui ont l'ambition de participer à la construction d'une Tunisie moderne, ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique.