Inculpée de «diffamation» et de «diffusion de fausses nouvelles portant préjudice à l'honneur de certaines personnes», Sihem Ben Sedrine sera interceptée et emprisonnée pendant plus d'un mois à son retour de Londres. Pour le pouvoir, la porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie avait le 17 décembre et sur la chaîne Al Mustekella largement dépassé les lignes rouges en mettant des dates, des noms et des visages sur le système, jusque-là occulte, de la corruption. Aujourd'hui, Sihem Ben Sedrine, également cofondatrice de la radio Kalima, affirme avoir vu de ses propres yeux le 23 octobre dernier un ancien chef de choôba de la cité Mellassine (structure locale du RCD dissous) dans l'un des bureaux spéciaux aménagés pour les électeurs de la dernière minute prendre en charge les arrivants en les incitant à voter pour la Pétition populaire de Hamdi. Mais que s'est-il passé entre-temps pour que le fondateur de la chaîne satellitaire rejoigne les rangs d'un régime qu'il attaquait en toute occasion après l'avoir encensé quelques années auparavant lorsqu'il avait rompu avec le Mouvement Ennahdha dont il était l'un des leaders les plus en vue à l'université tunisienne des années 80 ? Cette série non-stop de revirements à 180° a dû donner des idées aux stratèges du régime de Ben Ali : l'homme caméléon était probablement apte à changer encore de couleur... Hamdi et Omar Bachir : les liaisons dangereuses La fameuse artillerie lourde des pressions, des menaces et des chantages s'enclenche, du côté des autorités. Le mois de juin 2001, une plainte contre «l'Indépendante» sera déposée devant l'instance de la régulation de l'audiovisuel britannique. «La semaine suivant la diffusion de l'interview de Hamma Hammami, plusieurs invités d'Al Mustakella se verront interdire de quitter l'aéroport de Tunis. Depuis, les liaisons téléphoniques avec la chaîne sont devenues quasi impossibles à partir de la Tunisie. Beaucoup plus que la concurrence de la variété du dimanche après-midi diffusée sur Canal 7, cette stratégie qui consiste à isoler un média de son environnement semble hypothéquer l'avenir d'Al Mustakella car, en matière de journalisme, la rupture avec le terrain signifie souvent le début de la rupture avec les récepteurs», note Riadh Ferjani, universitaire et spécialiste des médias, dans un excellent article scientifique intitulé «Internationalisation du champ télévisuel en Tunisie» (Paris, Ina-Deboeck, 2003). Sur les colonnes des journaux officiels et pseudo indépendants, une rafale d'accusations est assénée à «l'intégriste intégral» dont la télé serait financée selon La Presse du 23 juillet 2001 par «des fonds spéciaux en provenance d'un pays qui a créé et continue à diriger l'internationale intégriste née à Karthoum et qui a généré le groupe terroriste Ben Laden». Traduisons les propos sibyllins de l'auteur: Hachemi serait l'homme du Soudanais Omar Bachir. Plus info qu'intox, selon la journaliste Sihem Ben Sedrine, c'est cet argument et les documents que détient l'Etat tunisien sur la compromission du Docteur Hamdi avec le régime classé parmi les mouvements terroristes de Bachir qui font retourner sa veste encore une fois au directeur d'Al Mustakella. L'avocat du diable Résultat des courses : Hachemi Hamdi pactise avec Ben Ali et se fait l'avocat du diable...et de la diablesse en s'évertuant à redorer le blason de Leïla Trabelsi dont il n'arrête pas de chanter les louanges sur toutes les antennes arabes : «Une mère modèle», «Une femme pieuse et pratiquante», «Une maman qui veille à ce que ses enfants respectent à la lettre les préceptes de l'Islam»... L'homme, devenu proche conseiller de l'ex-président, perd beaucoup de sa crédibilité et de son audience au profit de la chaîne qatarie Al Jazira, qui persiste dans son traitement critique de l'actualité tunisienne mais gagne en revanche 150.000 euros par an, somme que l'Agence tunisienne de communication extérieure (Atce) aurait doublée ces trois dernières années. Seuls les Bouzidis, par sympathie, par solidarité ou par admiration pour l'enfant d'El Hawamed, continuent à suivre ses talkshows menés toujours sans contradicteur jusqu'à ce qu'il annonce cet été, dans l'inattention générale, la présentation de ses listes indépendantes aux élections de l'Assemblée constituante. Nouveau coup de théâtre, il revêt les habits du révolutionnaire. N'est-il pas «l'exilé depuis 25 ans de Sidi Bouzid, la terre des hommes libres», «victime des geôles de Ben Ali» et de son système répressif, martèle à longueur de journée ce candidat cathodique à la... présidence de la République ? Bizarrement, personne ne relève l'incohérence de cette candidature acceptée par l'Isie le 15 juillet dernier avec l'esprit du 14 Janvier 2011. Ni le ridicule et l'insensé qui imprègnent le nom des listes de Hamdi : Al Aridha Achaâbiya converti en français en la Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement. Encore plus abracadabrant était le nom de ses listes de départ «les conservateurs progressistes» : tous les antagonismes dans un seul titre ! Hachemi, candidat parabolique Mais le plus intrigant reste la surprise créée par Hachemi Hamdi dès la proclamation des premiers résultats du vote, il rafle des sièges dans pratiquement tout le pays et même à l'étranger, dépassant largement les scores des forces politiques historiques et des partis de milliardaires. Paradoxalement, l'homme n'a pas foulé le sol tunisien pendant la campagne qu'il a entreprise à partir de sa télévision londonienne, ses têtes de liste sont d'illustres inconnus quasi absents pendant l'effervescence politique post électorale. Comment la greffe d' «Al Aridha» a-t-elle si bien pris ? Qui sont les électeurs du Docteur Hamdi ? A Sidi Bouzid, dans les bureaux de vote que nous avons visités le dimanche 23 octobre, le cœur des électeurs sondés à travers les longues files d'attente se partageait entre la Pétition et Ennahdha. «Hechmi Hamdi est un homme du Sud, il parle avec notre accent, nous comprend. Nous ne voulons plus être représentés par un Sahélien ou un Tunisois», affirmaient Rania Bargougui, Nawras Bargougui et Nawal Hammami, jeunes étudiantes. «Il se démarque par un programme unique. Personne n'a pensé à la gratuité du système de santé pour tous et de transport pour les plus âgés, ni à cette prime de 200 DT octroyée aux 500.000 chômeurs tunisiens», ajoute Neila N'siri, employée à l'agence Orange de la ville. Ces électeurs de bonne foi, envoûtés par le populisme et la démagogie du discours de Hechmi, comparables d'ailleurs à ceux de Ben Ali, semblent minoritaires par rapport à tous ceux que la machine du Rassemblement constitutionnel démocratique dissous a récupérés et mobilisés dans les divers coins du pays juste trois jours avant le scrutin. Et les cellules dormantes du RCD, ses omdas, ses cheikhs, ses dirigeants locaux, ses ex-députés, ses milices, ses cadres «dégagés» des postes de responsabilité se réveillèrent subitement lorsque l'une des têtes pensantes du Rassemblement fantôme de Ben Ali se rend compte que les chances des grands partis destouriens étaient minimes. Il fallait changer très rapidement de stratégie et jouer la carte du candidat parabolique. La palme du machiavélisme reviendrait à celui qui a concocté ce plan d'urgence! Sidi Bouzid est la seule ville où la Pétition dépasse Ennahda en nombre de sièges (trois contre deux). Elle aurait pu gagner encore plus de voix si tous les électeurs âgés et analphabètes n'avaient pas gaffé en cochant à droite d'Al Aridha, dans le casier réservé à une liste indépendante dont le chef a abandonné la campagne depuis longtemps ! Le candidat Al Mostakella (L'indépendant) Mohamed Salah Ilah s'est approprié ainsi toutes les voix buissonnières. L'heureux élu, classé ex æquo avec Ennahdha, gagna confortablement un siège et, après l'invalidation de la pétition à Sidi Bouzid, un autre. «Le paradoxe de cette ville d'où est partie la Révolution revient au fait qu'elle abrite le plus grand réseau de cellules destouriennes. Les fidèles du RCD y ont été interdits chez nous de meetings et de réunions pendant la campagne. Ils se sont sentis humiliés. Soutenir un candidat tel Hechmi Hamdi a été à mon avis une façon de prendre leur revanche sur les Tunisiens», insiste Rachid Fetini, entrepreneur et directeur du centre d'affaires.