Une quinzaine de journaux, de télévisions et de radios publics et privés sous la loupe d'une coalition d'ONG qui s'est constituée pour agir et contribuer à la réussite de la transition démocratique...notamment des médias. C'est le monitoring des médias, lancé depuis le mois d'août dernier par un collectif d'ONG des droits de l'Homme, supervisé par l'Association tunisienne des femmes démocrates avec le concours de la Ltdh, du Cntl, de l'Afturd et, bien sûr, du Syndicat national des journalistes tunisiens. L'objectif : observer les médias sur une période déterminée et élaborer des rapports d'analyse quantitative et qualitative de leurs contenus afin d'en relever les points forts, mais aussi les lacunes qui compromettent leur professionnalisme et, surtout, leur rôle de quatrième pouvoir dans la société. Selon le collectif, les critères d'un bon média ou d'un bon journaliste sont incontestablement la liberté d'expression dans le cadre de l'impartialité, la neutralité, l'indépendance et l'équité, en l'occurrence entre les acteurs politiques, puisque ledit monitoring a été mis en place pour accompagner le processus électoral. Au terme de trois rapports d'observation du contenu de ces médias avant, au cours de la campagne électorale et, enfin, après les élections, et sur la base d'un constat globalement positif et «encourageant», le collectif s'interroge désormais sur la possibilité de poursuivre l'expérience du monitoring. Et pour cause : la transition n'est pas achevée et les dérapages sont nombreux et de plus en plus sérieux. Dérapages Outre les polémiques qui ont enflammé l'opinion publique, «plus de 19 mille infractions ont été relevées par la Ltdh au cours du processus électoral», affirme le représentant de la Ligue. Ces dernières touchent divers registres, et principalement la publicité politique, le silence électoral, la propagande dans les lieux de culte, etc. Mais ce n'est pas tout. Plus récemment, après les élections de l'ANC, certains médias ont cessé de se soucier de neutralité à l'égard des partis politiques. Ils s'enlisent parfois dans l'ambiguïté, ou se livrent à la propagande. En outre, les propos discriminatoires et les actes de violence contre les uns ou les autres rendent le rôle des médias encore plus déterminant dans le maintien des équilibres entre les forces politiques en présence et dans le respect des règles du jeu démocratique. Ce qui n'est pas évident. A ce stade, le collectif des médias s'interroge s'il n'est pas nécessaire de poursuivre l'observation des médias ? Pour y répondre, et surtout pour décider du choix à faire, le collectif a besoin de la collaboration des professionnels des médias, les premiers concernés par l'état des lieux du secteur. Les enjeux sont nombreux et importants. Question cependant : en cherchant à observer les médias, les ONG douteraient-elles de la capacité des médias à maintenir seuls le cap, même s'ils doivent passer par une période de flottement transitoire avant de pouvoir franchir l'étape de l'autorégulation ? Ne serions-nous pas en présence d'une nouvelle forme de contrôle des médias qui ne dit pas son nom ? «Il ne s'agit pas de contrôler les médias ni d'exprimer un manque de confiance à leur égard, mais de les aider à avoir une meilleure visibilité du paysage médiatique», explique Mme Sana Ben Achour, coordinatrice du monitoring, précisant au passage que «l'observation des médias par la société civile existe dans toutes les démocraties et que le monitoring ‘‘tunisien'' est réalisé selon une méthodologie scientifique européenne fiable, réalisée par une équipe formée en la matière ». Tel l'arbre qui cache la forêt, la question de l'utilité voire de la nécessité de poursuivre l'observation des médias par les ONG suscite systématiquement des interrogations chez les journalistes, qui ont été nombreux déjà à s'interroger sur le pourquoi du monitoring des médias effectués par des ONG, en même temps que celui de l'Isie qui, lui, avait un aspect officiel et donc plus légitime à leurs yeux. La parole aux professionnels Les professionnels de la presse écrite et de l'audiovisuel invités par le collectif, samedi dernier, à animer une journée de dialogue sur la question de la durabilité du monitoring ont, eux aussi, apporté leur éclairage. «Le travail n'est pas aussi simple qu'on le pense. Il est encore plus difficile aujourd'hui pour la plupart des médias, surtout gouvernementaux, qui étaient une caisse de résonance de l'ancien régime. Les journalistes ne pensaient pas toujours ce qu'ils écrivaient, il y avait de la schizophrénie», indique un journaliste de la presse écrite. «Aujourd'hui, poursuit-il, beaucoup se demandent si on peut faire du nouveau avec de l'ancien ? Je réponds oui, parce que la liberté d'expression est l'essence même du journalisme professionnel. C'est un travail en soi à faire pour reconsidérer la profession sous l'angle de l'honnêteté intellectuelle, loin des calculs et des intérêts personnels». Changer, améliorer, évoluer, là n'est pas le problème. La liberté d'expression, de penser, de dénoncer, d'analyser est un des objectifs de la révolution du 14 Janvier et un rêve caressé par tous les Tunisiens depuis trop longtemps. Mais comment y arriver si les obstacles sont si nombreux et complexes? «Nous savons ce que nous ne devons pas faire, mais les anciens réflexes perdurent, car le secteur souffre de l'absence d'une élite médiatique et de règles qui le protègent de toute forme de dérapage», précise une collègue. Dans un contexte de transition démocratique, où tout est provisoire, où la légitimité des institutions et des législations est contestée, « le professionnalisme journalistique, c'est-à-dire la technicité et le respect des règles déontologiques, peut suffire pour garantir l'impartialité des journalistes et des médias et leur permettre de jouer le rôle qui est le leur», pense le journaliste Sofiène Ben Hamida, analyste à la chaîne privée Nessma. Pour Jamel Arfaoui, commentateur également sur la même chaîne, «la neutralité n'existe pas. C'est l'information brute qui est neutre par rapport au journaliste car il ne fait que la transmette, ce n'est pas le cas pour le commentaire et l'analyse». Ce sont là quelques propos significatifs du contenu des débats auxquels ont participé d'autres journalistes de Dar Essabah, de Radio Kalima, une représentante de Reporter Sans Frontières et d'autres encore. Une stratégie de communication en point de mire Le débat est ainsi lancé. Il va être poursuivi avec les journalistes sous la houlette du Snjt et en son siège puisque le rendez-vous est pris avec sa présidente, Najiba Hamrouni, pour abriter de futurs débats sur l'éventuelle poursuite du monitoring des médias. Il s'agit d'instaurer un véritable partenariat ONG-médias afin de donner au monitoring plus de crédibilité et d'efficacité. L'intention, également exprimée par Mme Sana Ben Achour, est d'associer les patrons de journaux: un maillon non négligeable de la chaîne médiatique. Les conditions de travail des journalistes ne dépendent-ils pas d'eux ? Un questionnaire sur les avis des journalistes concernant le monitoring des médias et l'utilité ou non de son maintien va être distribué par le Snjt. Qu'en est-il des journalistes qui ne sont pas membres du syndicat ? La coordinatrice du collectif promet que les membres du monitoring rendront visite à tous les médias qui ont été observés pour élargir les contacts et instaurer les bases d'une stratégie de communication telle que suggérée par la présidente du Snjt. En attendant, il faut souhaiter que l'amère expérience des médias et journalistes tunisiens contrôlés, muselés et harcelés rien que par les «taâlimat» (directives, Ndlr), pendant plus de 50 ans, soient relativement vite digérée pour qu'ils puissent accepter de négocier, même avec la société civile dont ils font partie, la gestion de leur liberté enfin «acquise».