Les membres de l'Assemblée nationale constituante, désireux de doter la Tunisie d'une nouvelle Constitution qui réponde aux exigences de la glorieuse révolution du 14 janvier ne seront pas les premiers à le faire. Bien au contraire, ils ont à leur disposition plusieurs expériences qui ont commencé dès le début du 19e siècle. Le forum scientifique organisé les 6 et 7 décembre par l'école doctorale de la faculté de droit de Sfax, nous a apporté des éclairages précieux sur l'histoire riche de la Tunisie en matière «d'institutionnalisation du pouvoir». Prévu initialement en janvier dernier, ce colloque s'est tenu à l'occasion de la célébration du 150e anniversaire de la Constitution tunisienne de 1861. C'était également une occasion pour rendre hommage au doyen et père du droit constitutionnel tunisien, le professeur Abdelfattah Amor. Ce dernier a été applaudi par des milliers d'étudiants dans un amphi archicomble marqué par la présence de personnalités politiques, de juristes, de sociologues et d'historiens. Le doyen de la faculté de Droit de Sfax, M. Mohamed Mahfoudh, a insisté sur le fait que l'institutionnalisation du pouvoir n'est pas le fruit du hasard. Il s'agit d'un processus long, complexe et, dans un sens, interminable. Carthage semble avoir été le théâtre de l'incarnation des institutions qui ont fortement inspiré les philosophes grecs. Dans la Tunisie moderne, les germes de ce processus remontent à la famille husseinite. Ce phénomène va se consolider par le phénomène d'acculturation déclenché au début du 19e siècle. Ainsi, le décret du 23 janvier 1846 portant abolition de l'esclavage, le Pacte fondamental qui constitue un texte juridique précurseur en matière de reconnaissance des droits et liberté et la Constitution du 26 avril 1861, première institution dans le monde arabo-musulman, ont tous doté la Tunisie d'une expérience pionnière en matière de modernité sociale et politique par rapport au reste des pays arabes et musulmans. Quoique l'on pense de ces textes, imposés par les puissances occidentales ou octroyés par le souverain, ils ont constitué les premières tentatives juridiques traduisant le décrochage, certes difficile, entre le droit positif et le droit de tradition musulmane et la séparation ou, du moins, la distinction entre le phénomène du pouvoir et la personne des gouvernants. Cette acculturation ne fut pas facilement acceptée pour plusieurs raisons. Première raison, l'absence d'un corps intermédiaire suffisamment important et convaincu des vertus des institutions. Ensuite, un contexte socioéconomique et culturel peu favorable aux institutions, qui n'est pas d'ailleurs étranger au sort qu'a connu la révolution de 1861, suspendue trois ans après suite à la révolution d'Ali Ben Ghdhahem qui est d'origine essentiellement fiscale. Enfin, une volonté sous-jacente du pouvoir religieux de conserver un statu quo qui sert ses intérêts. Tous ces éléments ne nient guère l'importance de ces textes pour tous ceux qui s'intéressent aujourd'hui au statut du pouvoir en Tunisie et qui se posent les questions qui interpellent de plus en plus les juristes et les intellectuels en général. Est-ce que notre pays préserve son statut d'avant-garde dans un monde arabo-musulman en pleine métamorphose et est-ce que les difficultés que rencontre l'institutionnalisation du pouvoir ne sont pas liées à une situation socioéconomique et politique de plus en plus problématique ? La démocratie et l'institutionnalisation du pouvoir qui éprouvent des difficultés à être intériorisées non seulement par les gouvernants mais aussi par le corps social ne sont-elles pas révélatrices du fait que le monde arabo-musulman n'a pas encore assimilé les vertus de la modernité qu'Ahmed Bey et les hommes de la Nahda du 19e siècle avaient rapidement digérée ? En l'absence d'une réponse, du moins à l'heure actuelle, une chose est sûre : la Tunisie est toujours à même de trouver les solutions qui s'imposent et de barrer la route à tous ceux qui sont tentés de confisquer les pouvoirs. Car notre pays n'est pas seulement le premier, à l'échelle arabo-musulmane, à adopter le principe de l'institutionnalisation du pouvoir, mais il est aussi le premier pays qui a su mener une révolution pacifique contre la personnalisation du pouvoir. Car le pouvoir des individus, comme nous l'apprend le professeur à la faculté de droit de Sfax Néji Baccouche, n'a pas pu et ne peut plus résister à la volonté d'un peuple avide de démocratie, de dignité et de liberté.