Par Zoubeïda BARGAOUI* Je voudrais par cette humble contribution m'adresser aux jeunes, aux femmes de tout âge et aux hommes qui défendent le «retour à l'application de la chariaâ» aujourd'hui sous nos cieux. J'en ai rencontré beaucoup, des gens tout à fait normaux et même affables mais qui défendent le retour à des pratiques laissées de côté dans notre pays depuis belle lurette. J'ai eu le sentiment que ces personnes ressentent comme impie notre actuel système. Elles en souffrent car elles le perçoivent comme une agression vis-à-vis de leur statut de musulmans. Je voudrais leur retracer très rapidement le cheminement des idées et des pratiques qui ont fait que nous sommes aujourd'hui en Tunisie munis d'un système judiciaire qui n'est ni celui de l'Arabie Saoudite ni celui de l'Afghanistan ni celui du Maroc ni celui d'aucun autre pays arabe ou musulman et qui est le fruit du travail de nos élites aussi bien religieuses que politiques. En effet, notre système est le résultat d'un processus historique auquel peut-être leurs pères, grands-pères ou arrière-arrière-grands-parents ont eu un jour à contribuer, de près ou de loin. Oui, il suffit de relire notre histoire sous l'angle du système judiciaire pour en être convaincu. Cela a été mon cas après avoir découvert l'essai de M. Chemmam (1992) (1), vendu à l'époque par la librairie El Kitab, et dans lequel j'avais trouvé beaucoup de réponses, à une période où je me sentais profondément solidaire du combat du juge Mokhtar Yahiaoui, qui avait été renvoyé et harcelé parce qu'il avait écrit une lettre au président de la République dénonçant la gangrène du système judiciaire tunisien. Or, comment est née notre première instance judiciaire «Eddiwan» de 1856 ? Elle vient simplement d'une réponse du système politique à un malaise dans la relation entre juges, muftis et plaignants. Les juges de l'époque ou cadis (qui étaient soit hanéfites soit malékites) n'étaient pas à l'abri d'un renvoi (aâzl) arbitraire et aucune protection réglementaire ne les couvrait. Ils travaillaient chez eux, en prenant avis auprès des muftis qui exerçaient eux aussi chez eux et les plaignants n'étaient pas à l'abri des convoitises, et opérations de corruption et d'interventions de tous genres. Remarquons au passage que cette demande de protection réglementaire des juges constitue encore leur revendication principale après la révolution du 14 janvier 2011. La création d'Eddiwan en 1856 a ainsi été une opération de réforme du système judiciaire, et c'est le cheikh El Islam de l'époque, Mohamed Bayram, qui a donné lui-même lecture du texte fondateur d'Eddiwan. Il n'y a donc aucun doute que la base de notre système judiciaire moderne est une construction élaborée par nos anciens cadis et muftis des années 1850. Ce texte fondateur mettait en place la fonction de juge moderne qui disposait désormais d'un local précis dans lequel il rendait justice (alors qu'il le faisait chez lui auparavant), créait un corps de fonctionnaires de la justice pour aider le cadi dans sa fonction, définissait les modalités d'élection du cheikh El Islam et des muftis (parmi les enseignants de la classe 1 de la Zitouna), confortait le fait que la loi était rendue selon les rites malékite (celui de la majorité des Tunisiens) et hanéfite (celui des Ottomans d'origine), en prenant en compte les fetwas (mais sans aucune obligation pour le juge de s'y conformer nécessairement). Les plaignants s'adressaient selon leurs rites à un juge soit hanéfite soit malékite et des problèmes pratiques pouvaient se poser lorsque les plaignants n'appartenaient pas au même rite. Le fait que le cheikh El Islam qui était à la tête des muftis était choisi parmi les hanéfites a été aussi pour longtemps un sujet de malaise, et ce n'est qu'en 1932 qu'un cheikh El Islam malékite a été désigné en plus du hanéfite. Il faut aussi signaler que ce n'est qu'en 1840 que les juges malékites ont été reconnus comme ayant le même grade que les juges hanéfites (auparavant les premiers étaient objet de discrimination dans les salaires). Plus globalement, il est admis que la loi d'Eddiwan avait comme objectifs généraux d'asseoir plus de justice et de réorganiser, en les simplifiant, les procédures judiciaires. Cependant, comme l'explique M. Chemmam, les gens continuaient à se plaindre d'arbitraire, de favoritisme, de népotisme, de corruption et d'erreurs judiciaires, et il fallait une loi plus générale, une loi organique pour gérer la vie commune des Tunisiens (musulmans malékites et hanéfites, et juifs) et de toute personne vivant sur ce sol. C'est ainsi qu'est née la volonté de créer le Destour de Ahd El Amen en septembre 1857, qui promettait la sécurité (en fait plus généralement l'intégrité et la justice comme je comprends le terme El Amen) des personnes et des biens et qui visait à séparer les différentes spécialités du droit (pénal, civil, administratif, commercial…) «en espérant que cela soit réalisé avec la volonté de Dieu sans offense à la loi islamique» comme le précise le texte. Certainement, cette restructuration des institutions a été imposée par la complexité de la vie moderne — l'essor du commerce, de l'industrie, de l'agriculture que souligne le cheikh Thaâlbi dans son pamphlet La Tunisie martyre (2) — et le renouvellement intellectuel dont témoignent par exemple les lois antiesclavagistes promulguées en 1841 et 1846. Une commission a été désignée pour mettre en place des changements et elle unissait des «laïcs» comme Kheireddine et des représentants religieux comme Cheikh El Islam Mohamed Bayrem et le mufti des malékites. D'ailleurs, elle était composée de huit personnes à parité (4 «laïcs», 4 représentants religieux). Encore une fois, Cheikh El Islam Mohamed Bayrem était tout à fait solidaire de cette entreprise qui a été fondée conformément à la chariaâ islamique, ainsi que l'a demandé Kheireddine lui-même. Ce travail de formulation de la réforme a duré en tout trois années et demie, avec un changement de souverain en 1859 (ce qui n'a pas affecté le processus, preuve de sa robustesse). Il a finalement conduit à la promulgation de la première Constitution tunisienne qui a, paraît-il, été attendue par tout le peuple tunisien et qui a été fêtée dans les rues le soir de sa promulgation, le jeudi 25 avril 1861, pétards à l'appui ! Ainsi, notre première constitution a-t-elle un lien immédiat avec notre système judiciaire. Elle a porté création de la loi (kanoun el jinayat wal ahkem el irfia) composée de 664 articles écrits conformément au Fikh musulman et en prenant en compte les rites malékite et/ou hanéfite. Des conseils judiciaires (majaliss hikmia) ont été créés dans les principales villes de Tunisie (Kairouan, Sousse, Sfax…). M. Chemmam souligne d'ailleurs que ces juridictions ont été opérationnelles avant le protectorat, c'est-à-dire ne sont pas le fruit d'un quelconque esprit «occidental» mais bien la réponse à un besoin des Tunisiens. De plus, premier pas gigantesque dans le processus démocratique tunisien : le Bey s'est solennellement engagé à se plier à cette loi pour gouverner ! C'est donc le premier contrat qui lie un souverain au peuple (ou à ses sujets comme on désignait le peuple à cette époque Raia). Malheureusement, le Bey a suspendu la Constitution en 1864 (ce qu'on appellerait aujourd'hui proclamer l'état d'urgence). Cependant, on peut noter qu'une commission pour élaborer un droit civil et pénal tunisien a travaillé entre 1896 et 1906. Elle était composée d'ulémas de la Zitouna et présidée par le cheikh El Islam de l'époque Mahmoud Belkhodja. Elle a mis en place les fondements du droit actuel tunisien en soulignant que ses références étaient, outre le rite malékite, ce qui méritait d'être considéré dans les autres courants islamiques. Ainsi, la réforme du système judiciaire a-t-elle été, avant comme aujourd'hui, au cœur de la réforme politique en Tunisie. Depuis 1840, des institutions ont été mises en place et leur performance a été améliorée en réponse à un besoin sociétal. Il reste une question adressée aux sceptiques : est-ce que les ulémas, muftis et cheikhs El Islam tunisiens qui ont consenti tout cet effort et qui ont été des pionniers du monde arabo-musulman sont moins crédibles (moins bien formés ou moins éclairés ou moins érudits) que leurs homologues du Proche ou d'Extrême-Orient ? Mais plus important, avons-nous aujourd'hui, au pays de l'Imam Sahnoun, grand rénovateur du système judiciaire au 9e siècle, des imams et ulémas encore capables de créativité et d'intelligence pour répondre aux questions de tout ordre posées par la vie contemporaine ? –––––––––––––––––– (1) Chemmam Mahmoud (1992) : Une synthèse de l'histoire judiciaire en Tunisie. Editions El Wafa 157 p. (en arabe) (2) Abdelaziz Thaâlbi : La Tunisie martyre 1920. Dar El Gharb El Islami. 2e édition. 1985