Par Khaled GUEZMIR – S'il y a deux pays qui ont chevauché côte à côte depuis plus de trois mille ans c'est bien la Tunisie et l'Egypte. Leurs parcours dans le monde arabo-musulman ressemblent bien au flux et reflux des vagues d'une mer en mouvement et à l'arrivée sur les sables du rivage… quelques exceptions de génie ! De Ramsès II à Hannibal, de Carthage et sa constitution légendaire en avance sur les grecs fondateurs de la démocratie occidentale, aux palais de la haute Egypte éblouissants de puissance et de majesté, la Tunisie et l'Egypte ont fait dans une sorte de saine rivalité culturelle et intellectuelle et même sportive qui a donné quelques longueurs d'avance à l'une et à l'autre des deux parties selon les époques. Au niveau des idées politiques et même des leaders en la matière, l'Egypte a eu Refaât Tahtaoui (1801-1873) l'un des plus grands réformateurs de la pensée politique et un des pères du libéralisme en terre d'Islam au Moyen Orient. Il aura quand même précédé le Cheikh Mouhammad Abdou dans cette Egypte de Mohamed Ali, Roi d'Egypte et grand modernisateur du 19e siècle. A la même période, la Tunisie a connu à partir de Ahmed Bey, le mouvement réformiste de Kheireddine Bacha et son maître livre « Akwam Al Masalek fi maârifati ahwal al Mamalek » (Les meilleures voies pour connaître l'état des nations). Cette course aux témoins verra son apothéose avec l'avènement de Nasser en Egypte et de Bourguiba en Tunisie. Deux leaders charismatiques, le premier nationaliste arabe et proche du socialisme, le second plus proche de l'Occident-libéral et plus pointu au niveau de la réforme religieuse. Avec les révolutions de janvier 2011, la « concurrence » se joue encore sur le fil et la Tunisie a pris quelques semaines d'avance sur l'Egypte. Mais là où la compétition se joue à nouveau très serrée, c'est au niveau de l'attitude vis-à-vis des courants islamistes réinjectés et propulsés aux premiers plans de la scène politique à la faveur de la chute des deux dictatures de Moubarak et de Ben Ali. La poussée de l'islamisme radical est certes plus perceptible en Egypte avec l'hégémonisme des « frères musulmans » depuis près d'un siècle. A côté notre « Nahdha » s'apparenterait à du velours surtout si on prend au mot les déclarations de certains de ses leaders libéraux plus proches de Tahtaoui et de Kheireddine que de Hassen Al Bana ou Tourabi. Mais là où la Tunisie est sans rivale, c'est avec la pensée du Docteur Mohamed Talbi. Nous sommes dans une véritable « exception » tunisienne, qui va droit au but, sans concession ni hypocrisie. « Ma religion c'est la liberté » martèle le vénéré professeur Sorbonnard, ancien doyen de la Faculté des lettres et auteur d'une vingtaine d'ouvrages allant de l'Histoire de l'Emirat Aghlabite de Kairouan à la lecture scientifique, sereine et apaisée de l'Islam et sa riche civilisation. Mieux encore, cela semble annoncer des combats futurs pénibles et ardus. Et pourtant que de polémique et de procès d'intention à cet homme digne et affable mais combattant farouche pour la liberté politique et la démocratie du temps de Ben Ali. Au fond que peut-on retenir du maître Mohamed Talbi qui puisse nuire à l'Islam et aux musulmans ! A notre avis pas grand-chose, si ce n'est la libération personnelle et l'interprétation des textes sacrés du Coran et du Hadith sans intermédiaires ni tutelle idéologique. Dr Talbi s'affirme comme musulman pratiquant, mais il revendique la liberté de n'avoir pour « Dieu » que Dieu et pas un « Imam-Roi » politisé dont la seule ambition est la prise du pouvoir et la confiscation à nouveau de cette liberté si chèrement conquise. Même la Turquie, celle d'Erdogan qui vient de triompher aux élections et qui présente un modèle de démocratie islamiste modérée est à nouveau tentée par le sur-pouvoir et le « présidentialisme » qui annonce peut être une nouvelle main mise de l'exécutif sur la vie politique et un contrôle, de plus en plus visible de la liberté ! Même dans ce cas, la religion et la politique ne font pas bon ménage et la Turquie « occidentalisée » par Attaturk roule déjà vers son 3e mandat islamiste. Le professeur Talbi n'est ni une menace pour l'islam ni pour l'alternance politique ni pour le « futur » pouvoir. Il est sans parti et sans ambition de gouvernement mais il incarne la noblesse de la liberté de pensée… universelle…et immortelle.. ! Appelez Voltaire il vous le dira ! Et dans plusieurs siècles on parlera encore de Mohamed Talbi… le «Tunisien» !