Par Rafik Ben Hassine • «La machine à voyager dans le temps existe. C'est la magie. Et la magie existe bien. Dans les mots.» (Maxime Chattam, romancier français contemporain) Le rapport au temps constitue une approche permettant de comprendre une partie des problèmes qui secouent, aujourd'hui, le monde arabo-musulman. Le problème de la légitimité de l'Etat, les crises politiques, économiques et sociales, le déficit démocratique et la violence, le sous-développement technologique ne sont pas seulement dus au fait que ce monde éprouve des difficultés à s'amarrer à la modernité. Ils proviennent également des difficultés qu'ont les individus à se positionner dans le temps, ainsi que le rapport qu'ils entretiennent avec le passé et l'avenir. Ces différents rapports au temps, et notamment aux temps sociaux, permettent d'expliquer les clivages entre le discours islamiste et les discours modernisateurs et laïques du monde arabo-musulman. En effet, ils proposent deux modes différents d'organisation du temps, c'est-à-dire deux ordres sociaux, deux rapports au passé, deux mesures du temps et deux structurations des activités sociales. La structuration du temps dans les sociétés archaïques Dans ces sociétés de type archaïque, un objet ou un geste n'est réel que parce qu'il répète une action effectuée in illo tempore, c'est-à-dire à une époque mythique, originelle. Il acquiert un sens parce que le rituel, qui fait référence à un archétype, le lui confère en le dotant d'une fonction ou d'une force sacrée. Seul ce qui est sacré est réel. Par conséquent, tout ce qui n'entre pas dans le cadre d'un rite archétypal n'existe pas. L'homme archaïque, qui refuse «son histoire», en accepte une autre qui n'est pas la sienne mais celle de héros civilisateurs qui appartiennent à un temps mythique. On peut aussi reprocher à l'homme archaïque de vivre dans un monde exempt de toute créativité humaine puisqu'il ne fait que répéter des archétypes. La plupart des événements vécus en dehors des rituels sont considérés comme des péchés dont l'homme doit se libérer. La vie dans les temps profanes est douloureuse car vide de sens. L'homme doit donc se régénérer dans les temps mythiques et pour cela, il effectue des rites. Les rites permettent ainsi à l'homme d'annuler le temps et indiquent «une intention anti-historique». De même, pour les mouvances islamistes, le passé est la référence de l'organisation sociale et doit modeler les comportements du présent. Faisant preuve de fatalisme, elles considèrent que le présent est une suite discontinue d'événements et de ruptures inhérentes à la nature des choses, qu'il n'existe pas de coupure nette entre le passé et le futur, et que ce dernier ne doit être qu'une répétition du passé. L'histoire est alors une éternelle réitération du passé qu'il faut revivre dans le respect de la tradition. Tous les islamistes sont donc idéologiquement passéistes, c'est-à-dire salafistes (salaf = passé). Les islamistes ont en effet une interprétation mythique du passé d'où ils retirent les modèles à imiter. Cette histoire originelle mythifiée est la référence religieuse déterminant un ordre du temps que le pouvoir politique doit imposer. Dans le discours islamiste, l'absence de foi en Dieu dans la Oumma, la communauté musulmane, explique les périodes de décadence, conséquence de châtiments célestes, tandis que la présence de foi en Dieu explique les périodes de gloire, conséquence de dons de Dieu. L'histoire de la communauté est alors conditionnée par le comportement des croyants et non par l'action sur son environnement. La reproduction du passé, de la période de l'épanouissement de la société musulmane, est le seul moyen, pour eux, pour faire sortir la société arabo-musulmane des crises politiques, économiques, sociales et morales qui la secouent ; c'est aussi un moyen qui lui permettra de rivaliser avec l'Europe et l'Occident en termes de progrès et de civilisation. Dans cette recherche d'harmonie et de sens, les islamistes se positionnent depuis longtemps avec un discours cohérent et correspondant aux aspirations des peuples arabo-musulmans. Spoliés par des dictateurs corrompus, et défaits par l'Occident judéo-chrétien, ces peuples ne savent plus à quel saint se vouer. La maturation lente du discours islamiste auprès de ces populations a trouvé son état final en cette fin d'année 2011, du Maroc à l'Egypte, en passant par la Tunisie et la Libye. Nul doute que les islamistes sauront exploiter à leur seul profit ce mouvement qu'ils ont patiemment suscité et attendu. Islamisme et fatalisme Dans les sociétés islamistes, les temps pour le travail, la famille et les loisirs ne sont pas séparés, et la religion pénètre les diverses temporalités sociales. Le temps est enfin plus qualitatif que quantitatif. Dans ces sociétés, l'homme n'ayant aucune prise sur son destin, puisque tout se fait — ou ne se fait pas — selon la volonté du Tout-Puissant, l'homme n'a pas de responsabilité dans ce qui se produit autour de lui, c'est le fatalisme. Du point de vue moral, le fatalisme est un déterminisme ou un prédéterminisme, selon lequel les causes du cours des événements sont indépendantes de la volonté humaine, ce qui revient à nier à première vue la liberté de choix de l'homme. Le fatalisme engendre le défaitisme, la paresse et le sous-développement qui en découle. Dans ces sociétés islamiques, les notions de rendement, d'horaire de travail ou d'efficacité opérationnelle n'ont pas de sens. A titre d'exemple, les partis islamistes (Ennahdha en Tunisie, les Frères en Egypte) ne présentent pas de projets de gouvernement économiquement chiffrés ou planifiés dans le temps. La structuration du temps dans les sociétés modernes Au contraire, dans les sociétés modernes, les temps sociaux sont très hiérarchisés et le temps est fortement structurant; c'est notamment autour du temps du travail que les autres temps sociaux sont aménagés. Pour ces sociétés modernes, le temps a acquis de la valeur, ce que l'on retrouve dans les expressions usuelles : «le temps c'est de l'argent, le temps est précieux, le temps perdu ne se rattrape pas, etc». Il est quantitatif et rythmé dans une organisation rigide des activités. La notion même de stratégie dans ces sociétés se réfère au fait que le temps peut être planifié, que l'on peut en maîtriser la durée et le déroulement. L'avenir est alors vu comme une source d'espoir ; il modèle le présent par le développement de projets. Ainsi l'homme moderne en vient-il à considérer « l'avenir » comme quelque chose à portée de l'homme, comme quelque chose de ce monde et non plus de l'Au-delà et le «progrès» comme à venir et non plus comme la réitération de l'ancien. Cette conception du temps est celle des modernistes arabes ainsi que des divers courants nationalistes, qu'ils soient libéraux ou socialistes. Mais cette pensée moderniste arabe est éclatée et hétéroclite, ce qui n'est pas le cas de la pensée islamo-conservatrice construite autour d'une certaine vision de la religion islamique et autour du respect de la tradition. D'autre part, pour le modernisme, le fondement de la dignité humaine n'est plus situé au-dessus de l'humanité, mais dans l'homme lui-même, du seul fait de son humanité (immanence). Les obligations morales, quant à elles, se fondent sur la prise de conscience, progressive, d'une triple immersion de l'homme dans la nature, la société et l'histoire. – L'homme trouve dans la nature ce qui lui est nécessaire pour vivre, mais il ne s'agit pas d'un don divin ou de la nature, il lui faut aller le chercher. – L'homme est aussi immergé dans la société, il dépend d'elle et des échanges qui s'y pratiquent. La reconnaissance de l'égale dignité de tous les êtres humains et de l'égalité de leurs droits crée l'obligation de permettre à chacun de se procurer ce qu'il lui faut pour vivre, grâce aux échanges où il reçoit des autres mais aussi où il leur apporte. – L'homme, enfin, est aussi immergé dans l'histoire. L'humanité actuelle est celle que, pendant des centaines de milliers d'années, les générations précédentes ont peu à peu forgée au prix d'efforts et de souffrances. Ainsi, dans les fondements modernistes de la vie sociale, l'homme tient sa dignité du fait même d'être homme. Il tient ses obligations morales du fait qu'étant homme, il est solidaire de la nature, de ses contemporains et de toutes les générations. Conclusion Le but des islamistes est de créer une société à l'opposé de la société moderne ci-dessus. Dans une société moderne, la religion est reléguée au domaine du privé, alors qu'elle est, pour les islamistes, un agent structurant l'ordre social. Pour parvenir à leurs fins, ils ont, d'une part, lutté pour s'approprier le pouvoir politique et, d'autre part, pris le contrôle du quotidien des musulmans, quotidien structuré par les divers types de temps sociaux. L'objectif de cette prise de contrôle du présent est de donner un aspect sacré aux temps sociaux et de les rythmer dans la pratique religieuse : leur demande de salles de prières dans les universités, les entreprises, etc., va dans ce sens. Leur demande d'imposer un «habit religieux» partout va aussi dans le même sens. Du coup, ils réduisent l'islam à une tenue vestimentaire. Sachant que nos pères et nos mères, ainsi que nos aïeux, ne connaissaient pas cet habit religieux, leur qualité de bons musulmans s'en trouve automatiquement niée. Autant dans le discours moderniste, le travail est la base du progrès et de l'ordre social, autant dans le discours islamiste, la pratique de la foi musulmane est la force motrice qui doit mener vers le progrès et l'ordre social. Cependant, force est de constater qu'aucun régime islamiste existant (Soudan, Arabie Saoudite, Iran, etc.), n'a brillé par un quelconque progrès social ou humain. La réalité est têtue, dit l'adage. Par conséquent, aussi longtemps que les repères temporels déterminant l'ordre social et rythmant la vie collective ne seront pas partagés entre les islamistes et les modernistes, il sera difficile de monter un projet social commun dans le monde arabo-musulman. En effet, tant que les acteurs sociaux lutteront autour des deux structurations du temps, l'une religieuse, l'autre moderne/instrumentale, il ne sera pas possible d'enrayer les conflits sociaux et de parvenir à une certaine stabilité politique