Par Sadok BELAID(*) Indiscutablement, aujourd'hui, c'est pour Ennahdha, le «grand jour». On peut dire, en effet, qu'elle a «gagné le tiercé dans l'ordre » : elle a à ses ordres une « chambre introuvable », qui obéit au doigt et à l'œil, un président accommodant et convenablement récompensé, et un féal qui, dès avant d'être placé à la tête de l'Etat, fait déjà dans la modestie, le tout couronné par un gouvernement monochrome, lui-même surmonté par un Premier ministre, qui, par ses déclarations si opportunes, a déjà démontré toutes ses grandes qualités de grand chef. Mais, ceci n'est que l'envers du tableau. Il faut en voir le revers pour se rendre compte de la réalité et de la gravité des choses. Pour vous en rendre compte, suivez le guide : 1 – La première faiblesse de cette trilogie «assemblée-gouvernement-présidence de la République» est qu'elle est assise sur une légalité bien mince, mais sans être dotée d'une légitimité suffisamment ferme. La légalité est exprimée par le nombre de sièges dont dispose la «Troïka» au sein de l'Assemblée. Mais la légitimité est beaucoup moins certaine : en effet, cette Alliance ne représente que le 1/5e de l'électorat total (1,5 M. sur un corps électoral de 7,5 M.). Si par l'effet d'un système électoral particulièrement avantageux, d'opérations électorales manipulées et d'un système de financement dont le mystère reste entier, elle a pu réunir une confortable majorité légale, l'Alliance doit craindre les retours de manivelle qui ne manqueront pas de se manifester dès les premières épreuves du pouvoir. La fragile légitimité l'emportera sur l'apparente solidité de la légalité. 2 – Cette légitimité est d'autant moins certaine que l'Alliance a tiré profit d'une double situation qui ne se présentera qu'une seule fois : dans une large mesure, la «Troïka» a tiré profit, au moins en partie, du vote-sanction contre l'ancien régime à qui le peuple reproche tout, mais elle n'est pas encore alourdie des récriminations que ne manquera pas bientôt de lui adresser ce même peuple pour les maigres performances de sa future politique. Comme la pile Wonder, la légitimité s'use dès que l'on s'en sert. Ici, du fait de la grande marge qui sépare l'immensité des défis à affronter et l'évidente impréparation du gouvernement à leur solution, la loi de la sociologie devient aussi fatale que cette loi de la nature que nous venons d'évoquer. 3 - ll faut encore tenir compte de cette autre tare qui frappe la «Troïka», maîtrisée par Ennahdha : son impréparation au dialogue, péché majeur dans le domaine politique. Paradoxalement, ce parti se dit convaincu de toutes les vertus du dialogue, et affirme, dans des déclarations très nombreuses, sa ferme disposition à le pratiquer. Il proclame partout qu'il est un fervent partisan du consensus comme étant l'instrument idéal de la démocratie. Hélas!, bien différente est la réalité : Ennahdha a le génie du «double langage», poussé à un degré rarement égalé, comme le montre sa fâcheuse tendance à publier des démentis et des mises au point à n'en plus finir. Observons attentivement le déroulement des débats de l'Assemblée constituante; il a mis à nu les réalités suivantes : d'un côté, les membres de la «majorité» ne prennent plus la peine d'intervenir dans les débats et attendent sagement le moment du vote pour lever massivement la main (pour plus de décence, il faudrait installer le vote électronique, pour éviter à cette «majorité» de trop ressembler à celle de l'ancien régime...). D'un autre côté, les débats sur les derniers articles de la loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics ont montré, outre l'absence de participation de la «majorité», la vanité des interventions des membres de l'opposition, ces derniers ayant fait le déprimant constat que tous ces débats se terminent immanquablement par la décision du président de l'Assemblée de mettre aux voix la matière discutée, avec l'assurance que le texte de la «commission», inchangé, à l'exception de cette modification majeure de «Conseil des ministres» à «conseil du gouvernement» — ou, quelque chose d'aussi futile —, sera voté avec une très confortable et automatique majorité. Cette «majorité» s'est-elle donc rendue compte du changement marqué par la prise de conscience par l'opposition de la vanité de toute participation utile aux débats et de son recours à la non-participation au vote (très différente de l'abstention), et qui peut être le signe annonciateur d'une évolution future d'une grande importance : le creusement d'un profond fossé au cœur de l'Assemblée entre deux légitimités opposées, l'une numérique et, l'autre, populaire, dont le pays tout entier, mais aussi la démocratie, feront les frais ? 4 – L'impréparation au dialogue d'Ennahdha n'est qu'une partie d'un tout : la monopolisation du pouvoir politique. Pour y arriver, Ennahdha, soutenue par des acolytes inintelligemment amadoués, ne reculera devant aucun moyen : d'abord, rassurer les partenaires préalablement ciblés et tranquillisés, notamment par des «alliances électorales» bien déterminées et par des promesses de distribution de trophées judicieusement répartis; ensuite, étaler dans le temps les difficultés rencontrées de manière à calmer les soupçons inopportuns. Le meilleur exemple de cette tactique est la question de la détermination de la durée du mandat de l'Assemblée constituante. Ennahdha, avec d'autres partis, s'est engagée à rester dans les limites d'une année à partir des élections, pour la rédaction de la Constitution. Mais, par la suite, et malgré la vaine insistance de l'opposition, elle a refusé – toujours, en utilisant le double langage — de fixer dans la loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics, une telle date limite. Si on rapproche cette question de délai, en apparence banale, de son contexte global, on se rendra compte de l'importance des enjeux. En effet, la non-détermination de la durée du mandat de l'Assemblée – censée s'atteler à la rédaction de la Constitution —, donnera à l'Alliance – et, à Ennahdha —, tout le temps qu'elle voudra pour l'accomplissement des miracles économiques, sociaux et culturels, qu'elle se dit capable de réaliser et en même temps, pour créer la situation politique irréversible et favorable à la pérennisation de son pouvoir. 5 – Ces miracles nahdhaouis – comme le «miracle allemand» ou le «miracle japonais» —, seront possibles non pas seulement avec l'écoulement du temps, mais surtout grâce à l'indétermination et à l'illimitation des pouvoirs octroyés à Ennahdha. Aussi, cette grande Alliance n'acceptera-t-elle aucun partage de pouvoirs ni aucun contrôle de ses initiatives et actions. Ennahdha sait tout, et peut tout !. C'est pour cette raison qu'elle a exigé qu'on lui accorde, dans un espace de temps indéfini, des pouvoirs illimités et sur des objets indéterminés. La Tunisie sera ainsi le seul pays au monde où le gouvernement aura reçu un «blanc seing» illimité pour une durée tout aussi indéterminée, des «pleins pouvoirs» que même l'ancien régime n'aura pas rêvé obtenir, et sur un programme dont on ne connaît point une seule composante. 6 – L'indétermination des délais, des pouvoirs et des programmes s'inscrira dans le cadre d'un régime politique qu'Ennahdha revendique à cor et à cri comme étant le régime le mieux adapté aux circonstances : le «régime d'assemblée» : confusion quasi totale des pouvoirs, absence de tout contrôle sérieux du gouvernement, tutelle de ce dernier sur toutes les institutions de l'Etat, en somme, une sorte de «Califat» qu'Ennahdha, faute de pouvoir introduire en Tunisie par la grande porte, se satisfera pour le moment à faire entrer par la fenêtre. Le succès de ces «grandes manœuvres» aura un très lourd prix : l'écartèlement de la seule institution représentant – au moins, formellement – la légitimité nationale, entre deux formations séparées par le fossé de l'incompréhension ou de la non-participation, l'écartèlement de la nation entre deux légitimités, celle de la Nahdha – et, de «l'Islam» — et, celle de la «pègre de la Francophonie»... Un beau départ pour une nouvelle ère, celle d'une « révolution» modèle, exportable vers tous les pays en mal d'initiation à la démocratie....