Par Soufiane BEN FARHAT Les incidents et la méfiance se sont intensifiés ces deux dernières semaines entre la Troïka pilotée par le parti Ennahdha et les médias tunisiens. La couverture des travaux de l'Assemblée constituante n'a visiblement pas plu à certains responsables d'Ennahdha et du CPR, davantage qu'à ceux de leurs alliés d'Ettakatol. Ils l'ont dit, ressassé et déclamé à tout vent, notamment sur des plateaux de télévision et sur des ondes de radio. A les en croire, tout baignerait dans l'huile à l'Assemblée, ne fussent ces journalistes fouineurs à mauvais escient. Ils fouilleraient là où il ne faut pas. Et seraient nourris de préventions et de préjugés, voire d'antipathie à l'endroit d'Ennahdha et de ses alliés. Bien pis, tel haut responsable d'Ennahdha a affirmé sur le plateau d'Hannibal TV que son parti connaît bien les journalistes, leur provenance et leurs orientations et inclinaisons. En d'autres termes, il concède que son parti détiendrait un fichier exhaustif et à jour sur les journalistes tunisiens. Si cela se vérifiait, ce serait une véritable prouesse, Big Brother étant déjà à l'œuvre avant même qu'il ne soit effectivement aux commandes de l'Etat. Deux événements majeurs ont révélé cette crispation. D'abord, les journalistes tunisiens ont porté, le lundi 12 décembre, le brassard rouge à l'appel du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt). Dans un communiqué rendu public, vendredi 10 décembre, le Snjt a demandé à l'Assemblée nationale constituante et au prochain gouvernement d'inscrire dans la nouvelle Constitution le principe de la liberté de la presse, de l'expression et de la création, sans aucune entrave. Le Snjt a également informé les autorités des «atteintes subies par le secteur de l'information, visant son indépendance et sa neutralité, dont notamment la tentative de certaines parties politiques et médiatiques d'imposer une nouvelle tutelle au secteur et de l'orienter à des fins politiques». Par ailleurs, les journalistes et les représentants de la presse nationale et arabe ont été contraints, mercredi après-midi, de quitter la salle avant la fin de la conférence de presse consacrée à l'annonce de la formation de la section estudiantine du mouvement Ennahdha. «Cette décision a été prise par les représentants des médias en raison de l'absence des conditions optimales pour l'exercice de leur fonction, nous informe une dépêche de la TAP... Les étudiants du parti (Ennahdha) ont multiplié les sarcasmes, les applaudissements gratuits et les répliques aberrantes à toutes les interrogations des journalistes, en plus du chahut, ce qui a excédé les journalistes et les a contraints à prendre la décision de se retirer». Le torchon brûle. Les mots à maux fusent. La suspicion déploie ses ailes sombres. Des perspectives ténébreuses se profilent. Les journalistes tunisiens craignent, à juste titre, une tentative de mise au pas. Je ne peux m'empêcher de penser à l'ouvrage remarquable de Jean Daniel, L'ère des ruptures. Il y écrit notamment : «Le journalisme existe depuis que le premier homme a proféré un cri et que ce cri a été répété. Et, depuis cette répétition, les journalistes n'ont pas bonne presse. Indispensables et infidèles, coincés entre les créateurs et les récipiendaires, dépendant ici des servitudes de l'argent, là des servitudes de la propagande, ils sont considérés partout comme inévitables et suspects. Leur mission est de répéter, de transmettre mais, pour pouvoir se faire entendre, il leur faut aussi transformer. C'est une étrange discipline. Elle n'est jamais parvenue à isoler son objet spécifique. Personne, même dans les instituts les plus spécialisés des Etats-Unis, n'a pu encore définir en quoi consistait le fait journalistique, comme on a défini le fait scientifique et même le fait sociologique, pourtant imprécis». Lorsqu'il avait frôlé la mort et qu'il en était revenu, le poète Mahmoud Darouiche avait avoué qu'à côté de la Grande faucheuse, il avait perdu l'usage de la langue arabe, ce qui était sa plus grande détresse. Moi, ma plus grande frayeur, ce que je redoute plus que la mort, c'est de plonger dans la grande nuit des mots. Et puis, pour finir, je ne peux m'empêcher de paraphraser Heine qui disait que «ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler les hommes». Je dirais que ceux qui brûlent les mots finissent toujours par brûler l'humanité entière. La question est posée, je l'emprunte au livre susmentionné de Jean Daniel: Faut-il brûler les journalistes ?