Par Hachemi Alaya* Parmi les questions fondamentales que pose l'arrivée au pouvoir d'Ennahdha, la question de l'intrusion de la finance islamique dans la finance tunisienne est de celles qui circulent depuis longtemps sous le niqab. Elle est de celles qui se drapent de noir pour rester à l'abri d'une évaluation objective, fondée sur l'expérience et une solide connaissance de la finance avec tout ce qu'elle porte pour l'avenir démocratique de la Tunisie. Pourtant, il s'agit d'une question fondamentale, tant il est vrai que les choix financiers d'une société préfigurent ses choix politiques et sociétaux et donc, son avenir. Une question appréhendée au départ comme une opportunité qui vise à enrichir l'industrie financière tunisienne et à stimuler l'innovation mais qui semble depuis quelque temps, glisser subrepticement vers l'opportunisme avec l'exigence d'une loi islamique et l'évocation de la transformation des banques traditionnelles en banques islamiques. La question est trop importante, trop vaste et notoirement technique pour être traitée dans un article de journal. Mon propos vise tout simplement à attirer l'attention du Tunisien, généralement peu au fait de la chose financière mais néanmoins doté d'une solide propension à l'opportunisme politique, sur les véritables enjeux de ce choix stratégique de politique économique qui est d'ores et déjà inscrit dans le programme de la troïka qui s'est installée au pouvoir. Observons tout d'abord que cet élan de puritanisme subit et enthousiaste pour la banque islamique ne semble guère mettre mal à l'aise ceux qui – c'est-à-dire nous tous – continuent à améliorer et à entretenir leur niveau de vie grâce au prêt à intérêt. Il s'agit notamment de l'Etat, à présent entre des mains « halal », vers lequel tout le monde se tourne pour obtenir aide et assistance qu'il ne peut financer qu'en recourant à l'endettement auprès des banques tant nationales qu'étrangères. Va-t-il, lui aussi, se détourner des financements « haram » ? Si oui, ce serait bien la première fois qu'un pays non pétrolier s'exclut de lui-même d'un large pan de la finance internationale. Ce serait bien la première fois qu'un pays qui est à la peine pour attirer les investisseurs et les bailleurs de fonds étrangers se livre entièrement et quasi exclusivement aux puissantes banques islamiques des pays du Golfe. A ceux qui envisagent sérieusement cette option, je demanderais tout simplement de se livrer à l'exercice qui consiste à comparer le coût d'un financement « halal » avec celui du financement « haram ». Ceux qui ont déjà fréquenté la banque Ezzitouna ont déjà un avant-goût de ce que coûte réellement un financement islamique. Mais l'essentiel est ailleurs. Comment envisage-t-on l'intrusion de la finance islamique en Tunisie ? A l'iranienne ? C'est-à-dire selon un modèle où tous les services bancaires y sont conformes à la Chariâa et où les clients des banques n'ont d'autres choix que d'utiliser le système basé sur la Charia. Ceci n'est guère une vue de l'esprit. Après tout, Bourguiba a effacé d'un simple trait de plume et en très peu de temps, tout le système financier légué par le Protectorat pour lui substituer un système « souverainiste » entièrement tunisien. Les quelques banques étrangères qui ont subsisté ont dû troquer leur casquette contre la chéchia tunisienne et accepter de passer sous les fourches caudines de la nouvelle Banque centrale de Tunisie. Mais dans ce cas, est-on conscient du fait que la mainmise de l'Etat sur la finance a été le premier acte pour l'instauration du « Nouvel Etat indépendant » et son système de parti unique ? Une finance islamique dominante est-elle compatible avec les revendications de la révolution du 14 janvier et les espoirs de liberté qu'elle a portés ? A tous ceux que le modèle iranien inspire, il est fort utile de rappeler que le résultat a été un développement bancaire lent, une innovation financière faible et… la plupart des iraniens n'ont pas de compte en banque. Mais le scénario le plus probable dans l'immédiat, est que cette intrusion se fasse par le biais d'une « ouverture » du système bancaire actuel et l'inauguration d'un sous-secteur « banques islamiques » qui cohabiteraient avec les banques traditionnelles. Il serait alors intéressant de voir la position de la « Banque-Centrale-de-Tunisie-Indépendante » sur cette question clé. Surtout, il serait intéressant de voir comment, du haut de son indépendance, elle va jouer son rôle de banquier en dernier ressort pour les banques qui se seraient converties à l'islam. Comment pourra-t-elle concilier la Chariâa aves les instruments de refinancement dont elle dispose et qui ne sont pas chariâa compliant ? Peut-être qu'on pourrait envisager le dédoublement de l'Institut d'émission avec un compartiment « halal » et un compartiment « haram ». Mais alors, comment va-t-il naviguer entre ces eaux pour assurer la liquidité adéquate de l'économie dans le respect de la chariâa ? Et lorsque les banques islamiques recourent au refinancement de la BCT-indépendante quid de la chariâa là-dedans ? Autant de questions (techniques) lancinantes et bien d'autres qui ne manqueront pas d'aboutir in-fine, et/ou à tordre le cou à la Chariâa et/ou à mettre à rude épreuve les capacités de résistance de la Banque centrale face aux velléités politiques d'Ennahdha. Le plus probable donc, comme l'a suggéré un banquier de la place, consisterait à concevoir la finance islamique non pas comme un « système » mais comme un « produit ». En somme, il s'agit de faire de la finance islamique un pur produit marketing qui serait offert par les banques traditionnelles à une clientèle qui serait réfractaire aux banques existantes ; un produit marketing qui permettrait aux banques de ratisser encore plus large dans la collecte des dépôts. Ce que ne disent pas les banquiers qui plaident pour cette option c'est comment ils vont assurer la « transformation » de leurs ressources qui sont pour partie « halal » et, pour l'autre partie « haram », en financements à l'économie dans le respect de la chariâa ? Faut-il distinguer les maigres ressources collectées en ressources « halal » et donc les orienter vers des financements chariâa-compatibles et les autres ressources vers les autres (?) financements ? Outre la flambée des coûts d'intermédiation qui ne manquera pas d'en résulter, est-on conscient de la ligne de fracture que cette ghettoïsation financière va installer dans le pays ? Quid alors de la cohésion sociale dès lors que l'on introduit une ligne de fracture entre projets (et donc, les promoteurs et les produits) « halal » qui immanquablement vont « induire » les projets et les promoteurs en dehors des clous du politiquement correct ? Quid du « nouveau modèle économique tunisien » dès lors que l'on commence à apprécier les projets d'investissements à l'aune de critères fondés sur des principes émanant du divin et non sur la loi ? Le tourisme tunisien n'a qu'à bien se tenir. Et que dire du compartiment assuranciel de notre système financier ? Comment expliquer le faible développement de la demande d'assurance dans notre pays sinon par le fait qu'il existe dans notre société une perception négative de l'assurance, laquelle est assimilée à l'usure et aux jeux de hasard. N'est-elle pas encore perçue par le Tunisien comme un moyen de contrecarrer la volonté de Dieu ? En fait, seule la « finance directe », c'est-à-dire le recours au financement partenarial via la recherche d'associés et l'émission d'actions, est licite dans la religion musulmane. L'associé étant rémunéré en fonction des bénéfices réalisés et non comme un simple bailleur de fonds (banquier ou souscripteur d'obligations) qui est rémunéré sur la base d'un taux d'intérêt. C'est cet aspect de la Chariâa qui explique la célérité avec laquelle les dirigeants d'Ennahdha (et paradoxalement, même les autres partenaires de la troïka manifestement peu inspirés et surtout, peu au fait des mécanismes financiers) ont cherché à s'attirer les bonnes grâces des opérateurs en Bourse. Il est clair que, dans leur esprit, le faible développement du marché financier tunisien est surtout dû au régime mécréant qui a régenté le pays depuis l'indépendance. Grave erreur lorsqu'on sait l'horreur avec laquelle le Tunisien tient l'association avec autrui en matière d'argent. Sinon, comment expliquer que la finance directe, celle qui est compatible avec la chariâa, s'est surtout développée dans le monde anglo-saxon alors que Dar El Islam reste dominée par la banque ? Autant de questions qui dérangent. Après tout, me direz-vous, il s'agit tout simplement de satisfaire la vox populi et de la bercer avec des produits bancaires apaisants pour la conscience. Peu importe ce qui se passe au niveau du back Office. Personne ne regarde ce qui se passe dans les arrière-cuisines des banques. C'est clair, mais où sont l'éthique et la transparence là-dedans ? Sans être partisan d'une intrusion de la religion dans ces choses bassement terrestres, cette conception fort accommodante de l'Islam est à mon avis grave et porteuse de grands dangers. L'Islam ne serait alors qu'un habillage pour attirer le chaland et l'amener à voter politically correct, c'est-à-dire à voter Ennahdha. L'Islam serait le niqab qui permet l'accès au pouvoir. Mais, pour « quoi faire » avec ce pouvoir ? Car, lorsque le pouvoir est convoité pour le pouvoir et non pour ce qu'il permet de faire pour réellement développer la société et assurer son avenir, lorsque le pouvoir est convoité au nom d'une vision de la société qui est vite reniée face aux difficultés pratiques de l'exercice du pouvoir, lorsqu'enfin le pouvoir est convoité au nom de principes éthiques et moraux qui s'accommodent avec l'hypocrisie et les faux-semblants, alors c'est la voie grande ouverte à toutes les déviations et à toutes les dérives totalitaires. L'histoire nous a appris qu'avec des principes moraux irréprochables et des intentions des plus nobles on va souvent quand ce n'est pas toujours, en enfer. Alors évitons l'amalgame entre l'opportunité vraie que représente Ennahdha au pouvoir pour élargir le cercle des bailleurs de fonds et l'opportunisme qui consiste à aller vers la finance islamique. (*) Ancien doyen des facultés des Sciences économiques & de Gestion de Tunis & de Sfax Professeur, spécialisé dans les questions monétaires, bancaires & financières