Par Sadok Belaid * Va-t-il enfin, voir le jour, ce gouvernement, depuis si longtemps attendu, reporté ou même bloqué — et jusqu'à la dernière minute — !... Avec le temps, les difficultés de cet accouchement finiront par être oubliées et dès aujourd'hui, nous avons tous ensemble, plus qu'une raison pour nous féliciter de l'heureux évènement si ardemment espéré... Il nous faut cependant le dire tout de suite : ce nouveau gouvernement nous inspire de nombreuses et sérieuses inquiétudes... Dans ce qui suit, nous en ferons un premier inventaire – tout à fait provisoire — , qui se situera au seul niveau structurel. 1 - Un premier constat s'impose : le nouveau gouvernement provisoire semble n'avoir rien pris de celui qui l'a précédé: ceci serait tout à fait regrettable car, compte tenu de la précarité de la situation actuelle et de l'urgence des premières décisions à prendre pour y faire face, on peut se demander s'il était vraiment sage de faire ainsi le vide, et d'une manière aussi radicale... Certes, à la suite de toute nouvelle élection, un nouveau gouvernement doit prendre la place de l'ancien. Mais dans la situation actuelle de notre pays, cela doit-il impliquer la mise à l'écart de la totalité du personnel ministériel du gouvernement précédent, qui, malgré tout, a, durant plusieurs mois, précieusement capitalisé une connaissance et une expérience des dossiers qu'il n'est pas établi que la nouvelle équipe possède déjà. Si, d'après les dires mêmes des chefs de l'Alliance, la compétence et l'efficacité des actions doivent être le critère primordial pour faire face aux urgences actuelles, il faut reconnaître que tel n'a pas été le cas ici et que, le «spoil system» ainsi pratiqué semble avoir été, en réalité, motivé par les seuls critères d'appartenance et de loyalisme politiciens. 2 – C'est précisément parce qu'il s'est pris à ce jeu des alliances politiciennes que le nouveau gouvernement est devenu aussi pléthorique. Ici, de nouveau, et contrairement aux affirmations réitérées par les dirigeants de l'Alliance, ce n'est manifestement pas le critère de la compétence qui a commandé la formation de l'équipe gouvernementale, mais bien plutôt les marchandages entre les partenaires au pouvoir sur les parts devant leur revenir respectivement. Cela est particulièrement regrettable pour deux raisons, au moins : d'abord, la situation de crise de notre pays aurait peut-être recommandé que, plutôt que d'être dispersé entre un trop grand nombre de dirigeants, le pouvoir soit concentré entre les mains d'une équipe limitée en nombre, mais compétente et pleinement capable d'assumer la responsabilité de sa politique. Ensuite, le nombre trop grand de dirigeants n'a jamais été une garantie d'efficacité : bien au contraire, il est souvent une cause de faiblesses et de fâcheux éparpillements d'efforts et, il est à craindre que ce soit précisément le cas, ici. 3 – En troisième lieu, la composition du gouvernement semble avoir été affectée par les calculs de politiciens à un autre titre, tout aussi regrettable. Elle semble avoir été la résultante de la « curée » acharnée en vue de la répartition des maroquins et des demi-maroquins à laquelle se sont livrés les partis de l'Alliance et même, à l'intérieur de ces derniers, entre les différentes factions qui les composent, au point d'en arriver au bord de la déflagration interne. Une nouvelle fois, ce n'est pas le critère de l'intérêt supérieur de la nation ni celui de la compétence qui ont dominé, mais plus prosaïquement, l'importance de la part de butin arrachée par chacun des membres de l'Alliance. Or, il doit être clairement dit ici que, l'équilibrage entre les participations, si savant soit-il, n'a jamais été une garantie d'efficacité. Il y a lieu, donc, de craindre que l'édifice si difficilement construit, ne résiste pas longtemps à l'épreuve des faits, ce qui est très regrettable dans les circonstances actuelles. 4 - Une observation d'ensemble s'impose : le futur gouvernement semble avoir été divisé en «morceaux de premier choix» et en «morceaux de deuxième choix», le but en étant, visiblement, d'en assurer la répartition en fonction des performances électorales des partis de l'Alliance. A cet égard, une double hiérarchie risque d'être établie. D'abord, entre les trois partenaires au pouvoir : les ministères de «souveraineté» et les ministères «sensibles» ont été adjugés, sans partage, à Ennahdha. Ensuite, entre le chef du gouvernement, d'une part, et les autres membres du gouvernement, d'autre part. Avec son fort contingent de «ministres-conseillers», de «ministres délégués», et de «secrétaires d'Etat», le Premier ministère aura réalisé une concentration excessive des pouvoirs, au point qu'on serait tenté de dire qu'à lui tout seul, il constituerait une formation gouvernementale complète... 5 – Deux autres éléments d'ordre structurel, d'importance inégale, justifieront encore nos appréhensions. En premier lieu, on relèvera que la future formation gouvernementale comporterait un nombre excessif de «secrétariats d'Etat» (13). Or, dans notre pays, l'expérience constante du passé a montré qu'en général, les ministres et leurs secrétaires d'Etat font rarement « bon ménage », les premiers voyant dans les seconds des doublures encombrantes et, les seconds se voyant, à tort ou à raison, les futurs successeurs de leurs «patrons». En second lieu, on relèvera que le Premier ministre va être entouré d'une importante équipe de «ministres-conseillers» et de «ministres délégués» dont les compétences vont inévitablement se «télescoper» avec celles des ministres en titre dans les mêmes domaines. Certes, on peut penser que ces ministres-conseillers et ministres-délégués vont assister un chef de gouvernement trop occupé et qu'ils vont l'aider à concevoir la future politique du pays dans des domaines sensibles et dans lesquels il ne dispose pas d'une compétence établie. Cependant, cela ne manquera pas de créer des frictions et des tensions entre les deux ministres concernés, l'un considérant être chargé d'une mission fonctionnellement supérieure et, le second ayant tendance à se révolter contre le rôle de «simple doublure» auquel il aurait ainsi été réduit. Les hypothèses de chevauchement entre les compétences étant aussi nombreuses que le nombre des ministères concernés, on peut prévoir des risques de dysfonctionnement gouvernemental très sérieux et difficiles à maîtriser, même pour un chef de gouvernement superpuissant. Mais encore, et plus gravement, cela laissera la fâcheuse impression de l'existence d'une dualité gouvernementale opposant un gouvernement officiel, d'un côté, et un «gouvernement de l'ombre», d'un autre côté, rappelant ainsi, l'expérience très peu réussie de l'ancien régime. 6 – Il est fortement recommandé que la nouvelle formation gouvernementale ne soit pas, dès le départ, ternie ne serait-ce que par le soupçon d'une détestable accusation de «népotisme», si courante du temps de l'ancien régime et si légitimement décriée par l'opinion publique. Nous ne voudrons pas donner foi à certaines rumeurs rapportées par les médias et donnant à croire que la composition du futur gouvernement risquerait d'être frappée d'une telle charge. Ceci serait d'autant plus malencontreux que de telles erreurs de mauvais augure risquent de créer le mauvais exemple et le mauvais précédent, et mettraient en sérieuse difficulté un gouvernement qui déclare vouloir rompre avec les déplorables pratiques du passé et même, affirme son intention de faire le grand nettoyage au sein des structures de l'Etat héritées de l'ancien régime. 7– Ce n'est pas seulement pour les motivations ci-dessus exposées, que nous exprimerons ici nos inquiétudes quant à la pertinence de la composition du nouveau gouvernement. Une observation d'ensemble nous laisse particulièrement perplexe à ce sujet. Notre pays vit actuellement une profonde mutation et passe par une période de convalescence après une longue maladie qui l'a gravement affecté. Tout le monde s'accorde à dire que cette crise était due, notamment, à la forme dictatoriale du gouvernement de l'ancien régime et que dans la nouvelle ère, tout devrait être fait pour éviter que cela ne se reproduise. Or, pour nous en tenir ici à l'examen de la configuration du nouveau gouvernement, on ne peut s'empêcher de penser que les précautions nécessaires n'ont pas été prises pour atteindre cet objectif primordial de la «révolution du 14 janvier». En effet, dans la composition définitive qui lui sera donnée par une assemblée qui lui est acquise par avance, le nouveau gouvernement ne saurait échapper à la triple critique d'une excessive concentration de pouvoirs, de forts risques de dysfonctionnement, et du caractère relativement limité de l'expérience politique de la plupart de ses dirigeants qui, s'il faut leur reconnaître qu'ils ont fait de grands sacrifices pour lutter contre la tyrannie de l'ancien régime, ne peuvent nier que, de ce fait même, ils ne possèdent qu'une connaissance assez réduite des problèmes et des défis actuels. Quand on sait, par ailleurs, que l'Alliance au pouvoir réitère son engagement à s'acquitter de sa lourde tâche dans un délai relativement court, les doutes et les inquiétudes ne peuvent que s'accroître d'autant....