Par Amel Bergaoui Les travaux de la Constituante révèlent au peuple tunisien une gestuelle démocratique dans la forme et non dans le fond. De fait, les débats sur l'examen de la loi portant organisation provisoire des pouvoirs publics ont mis en exergue la politique du fait accompli. Désormais, «la petite Constitution» est devenue «une longue Constitution» à durée indéterminée. Le provisoire qui dure en somme, dans un simulacre de joutes vainement stériles sur l'essentiel. Et pour cause, Ennahdha, appuyée par le CPR, dont l'apparente vassalité au courant islamiste est naturellement acquise, a pris en main «la petite Constitution», la taillant à la mesure de son ambition de gouverner pleinement le pays. Certes, l'Etat ne saurait se passer d'une organisation provisoire permettant aux institutions publiques de fonctionner et de stabiliser ainsi le pays. Mais là où le bât blesse, c'est bien dans l'essence même des projets de loi, démontrant jusqu'au citoyen lambda, que cette organisation des pouvoirs publics n'a de provisoire que son appellation. D'où le malentendu sur l'objet réel des élections du 23 octobre dernier et la désillusion générale du peuple qui a pactisé pour une année de transition. Les concessions mineures jetées en aumône par le couple Ennahdha – CPR à l'opposition, ou «minorité», fait peine à voir, excluant de facto une grande partie de ce peuple qu'il dit représenter. Cependant, ce duo politique va-t-il se rendre à l'évidence ; la Constituante n'est point un parlement, siège de députés parlementaires, mais celui de représentants du peuple dont la responsabilité Première est de rédiger une nouvelle Constitution. Nuance insaisissable, semble-t-il. Il ne saurait donc y avoir de minorité et de majorité. L'assemblée abrite un rassemblement de courants politiques amenés à œuvrer sur un projet consensuel, à même de bâtir des institutions démocratiques confortant un Etat de droit en devenir. Une révolution apolitique Par leur révolution apolitique, les Tunisiens se sont donné le droit de vote. Ce n'est en rien un cadeau imputable aux partis et encore moins aux 217 constituants. A eux, le devoir d'établir cet Etat de droit tant attendu depuis soixante ans en concomitance avec les valeurs démocratiques. Encore faudra-t-il que ces valeurs aient la même signification pour tous, car la démocratie est devenue un fourre-tout pour les nouveaux démocrates, qu'ils soient issus du peuple ou de la Constituante. D'autant que la soif de pouvoir exprimée par la Troïka le 24 octobre, validée au cours des pseudo débats au sein de la Constituante, inspire une inquiétude croissante et définitivement justifiée. Du reste, peut-on encore parler de Troïka, alors que le CPR et Ennahdha placent sur la touche Ettakatol, minorée malgré elle, coincée par une victoire à la Pyrrus ? Le discret agacement de Mustapha Ben Jaâfar, président de la Constituante, n'a d'égal que le radicalisme péremptoire du CPR et la détermination, fermement polie, d'Ennahdha. Il augure d'une pensée au singulier et, peut-être, d'un destin unique pour la Tunisie. Nous avons là une majorité bloquante qui s'est déjà projetée dans un gouvernement quinquennal que de prochaines élections présidentielles et législatives, probablement dans 18 mois, devraient valider. Une espérance ? Sans doute. Une certitude ? Hypothétique. En attendant, force est de constater que la «petite Constitution» marche sur la tête. Le clou étant, sans nul doute, la nomination très démocratique à l'élection relative (153 voix) du président de la République, châtré de tout pouvoir, à même de prendre des arrêtés alors que le Premier ministre signe les décrets. L'élection entendue de Moncef Marzouki comme président transitoire, à durée indéterminée, de la République démontre à tout un chacun que le personnel politique confond invariablement compromis et compromissions. Face à la cohérence politique d'Ennahdha, nul ne doute que les prochaines élections redéfiniront le destin de tous les partis, en premier lieu ceux d'Ettakatol et du CPR. Le peuple pour alibi Alors qu'aucun article ne fixe la fin de la mandature de la Constituante, conformément à la loi organisant les élections et à l'accord signé par 11 partis dont Ennahdha et Ettakatol, le peuple gronde. Bardo 1 est sans doute l'antichambre de Kasbah 3, quand bien même notre nouveau président de la République sollicite paternellement auprès du peuple une trêve sociale de 6 mois. Autrement dit, «assez de bruit, rentrez à la maison et attendez». A l'évidence, nos politiques sont loin de saisir la rupture consommée entre les tenants d'un pouvoir censé être provisoire et le peuple engoncé dans un marasme socioéconomique qui lui fait perdre la tête, mais pas la voix. La voix de la rue désespérée et désespérante. Houcine Jaziri d'Ennahdha ne déclarait-il pas sur les ondes de Mosaïque Fm le 07/12/2011 : «la rue fait n'importe quoi et est manipulée par la minorité qui a perdu» ! Notre Premier ministre, peu auparavant dans un entretien sur les ondes de cette même radio, faisait succinctement en des termes plus policés la même déclaration, assurant posséder des preuves. Qu'on nous les montre ces fameuses preuves ! Afin de dévoiler cette théorie du complot que le CPR et Ennahdha égrenent au fil des médias, allant jusqu'à accuser ces derniers de connivence. Ennahdha et le CPR se commettent ainsi dans une entreprise de dédain envers le peuple tunisien, voire envers l'Assemblée constituante. Ainsi donc cette majorité, tout à la fois relative et bloquante, aurait été conduite via les élections au palais du Bardo par un peuple qui se laisse manipuler ? En d'autres termes, ces messieurs vont gouverner un peuple d'imbéciles dont 51% n'est pas allé aux urnes, le 23 octobre dernier. Electeurs et abstentionnistes assistent, médusés, à un «détournement» de vote. La Constituante abrite un régime parlementaire qui ne dit pas son nom. La rédaction du nouveau destour sera sans nul doute aussi expéditive que la «petite Constitution». Le vote mécanique de la majorité, arme imparable, révéle que les outils de la démocratie sont tout aussi tranchants que l'absence de démocratie. Et ce, dans un scénario qui semble déjà rédigé à l'avance ; la bonne foi en politique n'engageant que ceux qui veulent y croire. Ceci expliquant cela, il semblerait que la rue, peuplée des citoyen bruyants, ait décidé de placer la Constituante et par voie corollaire le gouvernement, sous tutelle et non pas le contraire. Il est acquis, que la Tunisie ne peut s'offrir tous les ans une révolution. Aussi faudra-t-il replacer le citoyen au cœur de la nouvelle Constitution, au cœur des objectifs de la révolution. Constitutionnaliser les droits et les libertés individuelles des Tunisiens est une nécessité, dès lors que l'on se situe dans le cadre d'un post-14 janvier. Cette révolution populaire a permis la concentration de tous les pouvoirs entre les mains du Premier ministre, acculant le président transitoire de la République à un rôle purement protocolaire, largement «suffisant» aux yeux de la majorité. L'histoire des révolutions de par le monde nous enseigne que la promesse pavée de bonnes intentions d'un jardin d'éden, conduit souvent les peuples aux portes de l'enfer. Ennahdha à l'épreuve Hamadi Jebali, Premier ministre, victime consentante d'un pouvoir absolu, est à plaindre. Les lois portant organisation de ses prérogatives en tant que chef de gouvernement font de lui, d'ores et déjà, un despote en puissance. Ennahdha a imposé de fait la prééminence du principe du régime parlementaire, alors que l'Assemblée n'a pas encore statué sur le régime politique envisagé dans le futur «Destour». On est donc allé au marché de gros du pouvoir, piocher dans les étals tout ce qui est propre à la consommation de l'hégémonie politique. Ou comment utiliser les outils de la démocratie pour asseoir une politique qui n'a pas encore vu l'adhésion d'un peuple. Flash back dans les années 1980 ; souvenons-nous que Mohamed Mzali, alors Premier ministre, s'est fait haïr par le peuple tunisien pour moins que cela, dès lors qu'on le soupçonna d'être le maître du pays. Nul ne conteste à Ennahdha le droit d'exercer le pouvoir et de gouverner notre pays. Au contraire, la «défantasmer» et la ramener dans le cercle prosaïque des partis est une saine nécessité démocratique. Encore faut-il qu'elle soit prévenue, sans avoir à s'offenser de sa propension naturelle vers l'absolutisme, parée de «parlementarisme». Un Premier ministre qui nomme seul 2.000 hauts fonctionnaires de l'Etat, nettoie la justice et l'administration de fond en comble et compte entreprendre une reforme radicale des structures de l'Etat, tout cela, en une année? Cela fait réellement mauvais genre, lorsqu'on vient à peine d'être délivré d'une dictature. Sachant que cet immense chantier de refondation structurelle s'étale sur une décennie au bas mot. Cette concentration de pouvoir absolu prend en otage tout à la fois le peuple et celui qui l'exerce. Inéluctablement on ne peut que verser dans le despotisme, la nature humaine étant ainsi faite. Et les nahdhaouis ou autres, humainement, n'en sont pas dispensés. C'est pourquoi, voir aujourd'hui la Constituante abriter très démocratiquement à la fois le juge et la partie pose un questionnement réel. Car nous ne sommes toujours pas en démocratie, en l'absence de garde-fous institutionnels. Sans doute, est-ce pour cela que la légitimité de la rue répondra à la légitimité de l'Assemblée constituante et du gouvernement. D'autant que notre président de la République n'a pas encore réellement pris conscience du fait établi que le pouvoir est entre les mains d'un Premier ministre tout-puissant, légitimé par la Constituante. Tous deux portés, l'un à Carthage, l'autre à la Kasbah, par les «dérives» d'un suffrage proportionnel auquel le peuple, ignare politiquement, a adhéré, ils devront se confronter à la dure réalité du métier de la politique. Sachant que ce «petit» grand peuple tunisien, dérangeant à l'extrême, n'a plus rien à perdre et tout à gagner dès lors qu'il est désormais au fond du gouffre, socialement et économiquement. Et même si, à propos de la «démocratie», nous savons que cela ne sera pas parfait, nous serions ravis de changer de problèmes. Incha Allah ! P.S : En classifiant les Tunisiennes en niqabées, hijabées et dévoilées, vous avez mis les pieds dans le plat, Monsieur le Président de la République ! La politique est un métier. Et un art pour peu d'élus. Vous apprendrez sur le tas. Vos «concitoyennes», toutes voiles dehors, vous assisteront si nécessaire. Dans l'attente, trêve de candeur, Monsieur le président...