Par Sadok BelaId Le discours d'investiture tant attendu du chef du gouvernement n'a pas convaincu.Il plane sur l'avenir de la Tunisie un sombre nuage d'incertitudes et d'inquiétudes. La situation du pays est déjà des plus dramatiques, avec, sur le plan économique, une croissance négative, des désinvestissements et des délocalisations discrètes ou souvent spectaculaires, des réserves de change qui s'épuisent comme beurre au soleil, des promesses d'investissements qui ne se réalisent pas, et sur le plan social, une détérioration du climat social sans précédent, avec des grèves particulièrement destructives et sans aucune visible intervention modératrice des organismes syndicaux, une poussée du non-emploi et du chômage qui devient quasiment impossible à rattraper même sur le long terme, une atmosphère d'insécurité et d'instabilité sociales de plus en plus insupportable, aggravée par l'inaction ou l'indolence des services d'ordre, une expansion et une aggravation de la pauvreté et même de la faim toujours grandissantes, et que le froid, les pluies, viennent aggraver encore davantage, une agriculture en crise et presque laissée à l'abandon augurant d'une crise alimentaire parmi les plus insoutenables pour les mois à venir et dans l'ensemble, des perspectives de croissance des plus aléatoires et des plus incertaines... C'est en bref, de cette situation désespérée que va hériter le gouvernement qui vient de prendre ses fonctions il y a quelques jours seulement. C'est cette situation désespérée que, dans son premier discours officiel devant l'Assemblée nationale constituante, le nouveau gouvernement H. Jébali s'engage à affronter et à lui apporter les solutions appropriées. – A-t-il convaincu ? – A-t-il démontré une pleine conscience de la réalité et de l'ampleur des défis auxquels il doit faire face ? — Quels engagements a-t-il pris à ce sujet et est-il capable de les tenir ? — Ce sont là des questions qu'il est permis de se poser et au sujet desquelles on ne peut qu'exprimer les doutes les plus sérieux quant à la capacité de ce gouvernement à leur trouver solution. Ce doute est-il réellement justifié et ne tiendrait-il pas plutôt du désappointement de ceux qui ont difficilement digéré cette juste victoire de la Nahdha ? – N'est-ce pas que la Nahdha a, il y a plusieurs mois déjà, démontré sa parfaite connaissance des problèmes, des défis et des priorités en publiant un ouvrage volumineux comportant les innombrables mesures qu'elle compte mettre en œuvre dès le lendemain de la prise du pouvoir, à ses yeux certaine, et qu'elle a chapitrées en 365 points, exactement le nombre des jours de l'année, programmés pour être la durée de son premier règne ? – Et durant la période électorale, qui plus que la Nahdha a insisté sur son intention déterminée de faire face à tous les problèmes et surtout sur sa capacité bien établie d'aligner tous les moyens appropriés pour y parvenir ? – Et encore, n'est-ce pas la Nahdha qui au strict lendemain de sa victoire aux élections, a lancé des visites empressées dans les pays frères et amis et destinées à donner l'assurance à tous les Tunisiens de la réalité et du sérieux des promesses d'assistance, de soutien à la « révolution du 14 janvier » désormais guidée par ce mouvement ? C'est, en tout cas, sur la foi de ces promesses qu'un grand nombre d'électeurs ont, avec assurance, voté Nahdha, tant leur confiance en elle était entière. – L'heure de vérité a, cependant, sonné avec la présentation du discours du chef du gouvernement : qu'a-t-il apporté au juste ? – A-t-il été à la hauteur de l'événement, et à la hauteur des espérances d'un peuple, ou d'une section de ce peuple, qui a sa totale confiance en les promesses et engagements de ce parti aujourd'hui au pouvoir ? Pour répondre à ces questions, il faut commencer par rappeler deux faits importants par leurs répercussions sur le fond du problème posé. Le premier fait est que, bien antérieurement à toute révélation sur son futur programme de politique générale, le nouveau gouvernement a manœuvré avec une obstination inégalée pour obtenir ce qui doit s'analyser comme une loi de « pleins pouvoirs », obtenue sous le couvert de ce qui a été indûment appelé la « petite Constitution ». Le second fait est que le futur gouvernement a refusé avec une obstination tout aussi inébranlable, de révéler ses intentions quant à la durée du mandat total qu'il a ainsi arraché. Par la combinaison de ces deux éléments, le nouveau gouvernement sera en mesure de faire – presque – ce qu'il veut et durant tout le temps qu'il veut : ce n'est pas sans raison que certains estiment déjà que la Nahdha est désormais assurée de gouverner pendant dix ou vingt ans, si tel est son désir. – Mais, gouverner pour quoi faire ? – C'est à cette question essentielle qu'est censé répondre le « discours de politique générale » que, selon les traditions de toutes les démocraties « parlementaires », doit répondre la première adresse de tout nouveau gouvernement à l'assemblée des représentants du peuple. Ce discours est un « contrat de confiance » entre les deux partenaires, dans lequel le premier doit exposer devant les seconds les lignes-force de son programme de politique générale ainsi que les voies et moyens de leur mise en œuvre, le tout étant exprimé en des termes relativement concis mais suffisamment précis pour permettre le contrôle de l'action du gouvernement et la mise en jeu éventuelle de sa responsabilité politique. – Or, qu'en est-il dans le cas de la prestation du nouveau gouvernement lorsqu'il s'est présenté pour la première fois, devant l'Assemblée nationale constituante ? *- L'analyse de ce discours doit exceptionnellement – on comprendra pourquoi, par la suite -, commencer par l'observation de la manière suivant laquelle les débats se sont déroulés à l'Assemblée nationale constituante. A la différence des membres de l'opposition, ce sont les députés de la majorité qui sont intervenus le plus massivement. Mais là où l'on s'attendait à des débats sur le fond du programme général du gouvernement, la plupart des députés ont presqu'exclusivement concentré leurs interventions sur des doléances à caractère régional et local, ou même, purement individuel. De ce fait, l'approbation du programme du gouvernement a été obtenue sans que la bataille ait été véritablement livrée. Le débat de politique générale n'a pratiquement pas eu lieu et, à la suite de ces inutiles palabres, il ne restait plus qu'à... passer au vote ! De ce point de vue, on peut difficilement dire qu'un véritable débat démocratique a eu lieu : un très mauvais précédent. - Venons-en au discours, lui-même. – Il faut le dire tout de suite : il ne représente manifestement pas le modèle du genre. Il a été, à juste titre, décrié par l'opposition, qui y a notamment vu une simple « déclaration d'intention » et non pas un véritable « programme de politique générale », et en a dénoncé les nombreuses lacunes et la quasi-absence de toutes précisions chiffrées et de toutes indications utiles sur les priorités et les urgences. – Toutes ces critiques sont certes fondées, mais à la vérité elles sont restées assez superficielles et incomplètes. – Un examen plus approfondi conduit aux conclusions suivantes : 1 – Dans l'ensemble, par son caractère éclectique et sa couleur « populiste », cette déclaration gouvernementale tient davantage du discours électoral que du discours officiel censé annoncer dans un exposé équilibré les lignes générales et les priorités de l'action future du gouvernement, la justification de ses choix et les moyens prévus et programmés pour leur réalisation. Dans ce discours, on trouve pêle-mêle des indications sur les « pistes rurales », sur une ligne ferroviaire « entre Tunis et Kasserine, par exemple », et un large « pot-pourri » sur la lutte contre la corruption, les inégalités interrégionales, le chômage des diplômés, et la condamnation des pratiques dictatoriales des régimes révolus... 2 – Manifestement, ce discours exprime les choix et les priorités de la Nahdha bien plus qu'il n'est l'expression d'un consensus négocié et agréé par les membres de l'Alliance. Témoin, cette déclaration du point 16 sur l'appel à la lutte contre la dégradation des mœurs et les comportements licencieux, et l'annonce du développement futur d'un nouvel « ordre moral » et de nouvelles valeurs sociétales, qui est peut-être l'une des priorités de la Nahdha mais qui n'est pas nécessairement celle de ses alliés, davantage tournés vers les drames de la vie quotidienne des Tunisiens, et vers les mesures positives nécessaires pour leur trouver les solutions appropriées et immédiates. – Cette remarque ne se limite pas à ce seul point 16 : elle semble bien plutôt s'appliquer à l'ensemble du programme présenté au nom de l'Alliance par le chef du gouvernement. 3 – Il est clair que pour un discours-programme gouvernemental digne de ce nom, on reste sur sa soif quant aux données objectives indispensables pour toute construction solide et cohérente de tout « programme de politique générale». Les données précises sur les objectifs gouvernementaux dans les domaines économique et social, notamment leur planification sur le temps, sur les moyens de les réaliser et leurs nombreuses implications et difficultés, sur les objectifs du développement et les taux prévisibles de croissance, ainsi que sur leur coût et les moyens pour les couvrir, sur les finances publiques, leur état global et son évolution, sur les équilibres macroéconomiques et financiers, sur la politique de l'emploi et des salaires, sur les rôles respectifs de l'Etat et du secteur privé et leur collaboration, sur les interventions sociales de l'Etat, leurs priorités, leurs coûts et leur répartition, leur impact sur les plans économique et social, sur l'endettement public et privé, sur l'inflation et son évolution, etc., tout cela est un préalable incontournable pour toute prévision et pour toute action gouvernementale rationnelle, particulièrement en période de crise, comme c'est le cas ici. – Or, rien de tout cela n'apparaît dans le discours gouvernemental, si l'on fait exception des seuls chiffres relatifs à l'emploi dans l'administration publique et l'assistance sociale au profit d'un certain nombre de familles nécessiteuses... 4 – Dans le même ordre d'idées, on ne peut que déplorer l'absence de toute évaluation des coûts financiers des actions du gouvernement dans les domaines économique et social. Ni plan de développement, ni a fortiori, plans de financement. Ni encore moins, une définition des sources précises et crédibles de financement, en dehors des généralités sur les bonnes dispositions non garanties de certains pays frères et amis. – En réalité, avant, durant et après la campagne électorale, les dirigeants de la Nahdha n'ont pas arrêté de se targuer de l'obtention de l'indéfectible soutien de certains pays arabes riches et de donner l'impression qu'une inépuisable manne de pétrodollars va inonder bientôt notre pays. Tout aussi déplorable et parfaitement gratuite, cette propension du nouveau gouvernement à exporter allègrement ses problèmes de l'emploi et du développement vers les autres pays voisins de l'ouest et du sud, comme vers les pays voisins du nord, ces derniers étant plongés dans une crise économique et sociale sans précédent et probablement, sans solution, immédiate, en tout cas... – En fait, et jusqu'à preuve du contraire et en attendant de voir quel prix cela va coûter, les nouveaux dirigeants du pays semblent avoir « vendu la peau de l'ours avant de l'avoir tué ». Et, le mutisme traditionnellement observé dans de pareilles circonstances, par ceux que l'on sollicite, ne présage rien de particulièrement florissant. – Il y a comme un mirage, une « bulle des pétrodollars du Golfe » qui a été entretenue par la Nahdha pendant plusieurs mois, mais qui est, peut-être, sur le point de se dégonfler devant nous. 5 – Plus globalement, à la lecture du discours gouvernemental, on ne peut qu'y déplorer l'absence de perspectives générales et du souffle inspirateur de nouvelles orientations et d'une nouvelle politique économique pour un pays au bord de la faillite, et qui est sur le point d'imploser. Un seul mot n'a pas été dit sur ce que devrait être la politique économique et sociale de la nouvelle Tunisie, sur le nouveau modèle de développement proposé à ce pays qui a souffert autant des faiblesses et des dysfonctionnements de l'ancienne politique que des détournements des objectifs, de la corruption et des injustices accumulées tout au long de ces dernières décennies. Le discours officiel a préféré insister sur une série éclectique de revendications sociales, certes légitimes, mais qui ne peuvent constituer le ciment.