Par Foued ALLANI Au pays des libertés, on risque désormais doublement de perdre sa liberté par le simple fait d'exprimer des idées qui ne plaisent pas à l'Etat. Doublement inquiétant. D'abord parce que l'Etat s'érige en tribunal d'inquisition, ensuite parce que la dissuasion musclée ne peut engendrer que la peur et cette dernière la servitude, pire la confiscation de la vérité. En effet et comme prévu, le texte adopté le 22 décembre dernier par les députés français pénalisant la négation d'un génocide reconnu par la loi est déjà devant le Sénat. Soit une simple formalité, puisque la Chambre haute est déjà acquise aux défenseurs dudit texte, à en croire le chef du groupe PS formant la majorité. Ainsi, toute négation d'un fait reconnu par la loi française comme étant un génocide est passible d'une année de prison assortie de 45.000 euros d'amende. C'est le cas de ce qu'on appelle le «génocide arménien de 1915», reconnu comme tel par la France depuis 2001 en vertu d'une loi et qui implique directement les Turcs. Ces derniers continuent de nier la version génocidaire des faits et précisent qu'il n'y a pas eu d'intention dans ce sens et qu'il s'agit juste d'un massacre, fruit de circonstances nées de la Grande guerre de 14-18 ainsi que son bilan (500.000 morts au lieu du 1.500.000 avancé) Cela explique le courroux d'Ankara et la décision de son gouvernement de presque rompre avec Paris malgré l'importance des échanges économiques entre les deux pays (12 milliards d'euros) et le poids des 600.000 Franco-Turcs. Réaction jugée par certains observateurs excessive et qui a été sans doute exacerbée par le refus catégorique de Paris, surtout avec Sarkozy, de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. La réponse d'Ankara a été virulente à cause également du parti pris français et l'immixtion de l'Etat du pays de Voltaire dans un différend turco-arménien. D'autant que la Turquie a entamé dès 2005 tout un programme de recherche très sérieux sur ces faits très controversés, où le mot «génocide» a été prononcé sans sa connotation juridique impliquant l'intention explicite. Cela sans oublier le sort des Turcs ayant été massacrés par les Arméniens et que des documents authentifiés attestent, y compris ceux appartenant aux archives de l'armée russe de l'époque et dévoilés en 2008. Faits entrant dans le jeu des grandes puissances coloniales occidentales à l'époque et visant à poursuivre le démembrement de l'Empire ottoman. L'affaire reste donc celle des historiens et n'aurait jamais due trouver son chemin vers les hautes instances de l'Etat, notamment son appareil juridique. Position qualifiée par plusieurs intellectuels français de liberticide, «pour ne pas dire totalitaire», comme l'a si bien souligné le philosophe Luc Ferry. Car et comme l'a expliqué l'historien Vincent Duclert : «La vérité historique ne nécessite pas une loi pour se fonder. C'est même un risque d'affaiblissement (…) Même si cette loi peut se comprendre, elle aura des effets dangereux sur la recherche en Turquie et en France (…) Il y a un vrai risque pour la recherche indépendante». Certains hommes politiques ont eux aussi blamé ladite loi, jugée par des spécialistes anticonstitutionnelle, (Rapport Badinter sur les lois mémorielles se référant à l'article 34 de la Constitution). C'est le cas de François Bayrou candidat à la présidence, c'est aussi le cas du député Michel Diefenbacher, président du Groupe d'amitié avec la Turquie. Ce dernier, et malgré son appartenance à l'UMP, auteur de l'initiative, avait annoncé sa décision de voter contre «parce que la France, terre des libertés, patrie des droits de l'Homme, ne peut pas se ranger aux côtés des pays où la pensé officielle s'impose à tous», avait-t-il expliqué. Position qui tranche avec celle du président Sarkozy visiblement arrogante qui ne peut que verser de l'huile sur le feu, surtout sur lui, car il conclut sa réplique à celle d'Erdogan, le Premier ministre turc, par un étonnant «chaque pays doit faire l'effort de revisiter son passé». Or le pays qui refuse toujours de reconnaître son passé colonialiste dévastateur et sanglant est bien la France. Cela sans oublier sa responsabilité dans plusieurs tragédies, notamment en Afrique. La dernière en date étant celle du Rwanda. Mais au-delà des considérations politiques ou électoralistes que chacun pourrait évoquer pour mettre à l'index Paris, le fait est là, il y a là une pénalisation privative de liberté des idées et des opinions. Cela rappelle le dossier de l'Holocauste juif et de la loi française de 1990 pénalisant sa négation ou même la remise en question de son bilan. Evénements criminels, racistes et génocidaires dont l'ONU a moralement condamné le fait de les nier (résolution du 26 janvier 2007) et qui restent une honte pour l'humanité, mais qui ne doivent pas occulter les autres tragédies dont ont été victimes des millions d'individus ayant appartenu à des peuples autochtones et dont les auteurs sont des nations qui se disaient «civilisées». Est-il utile de rappeler ici le lynchage médiatique du philosophe Roger Garaudy qui a publié en 1996 son fameux ouvrage sur «Les mythes fondateurs de la politique israélienne» ainsi que l'Abbé Pierre qui prit sa défense ? Lynchage qui cédera la place à un procès en bonne et due forme en 1998. Décidément, la France n'est pas en train de régresser sur le plan économique seulement.