Si la Tunisie révolutionnaire, toutes sensibilités et idéologies politiques confondues, s'entend sur l'impératif d'instaurer une nouvelle justice dont la principale caractéristique serait l'indépendance par rapport à tous les autres pouvoirs dans le but de garantir, dans la plus grande transparence, les droits de tous, elle n'en dispose pas pour autant des outils ni de la stratégie. C'est tout le travail futur et titanesque, faut-il l'avouer, que devra accomplir la communauté des juristes et ses partenaires, dont la société civile, afin de concrétiser cet objectif crucial de la révolution du 14 janvier. C'est, en effet, en réinstaurant la confiance du citoyen en la justice, entachée d'affaires, de dysfonctionnements, de pratiques frauduleuses et de corruption, qu'il sera possible de le réconcilier avec toutes les institutions de l'Etat. Au cours de 2011, l'instabilité politique, les perturbations sociales et les difficultés économiques n'ont pas permis aux gouvernements provisoires qui se sont succédé d'ouvrir le dossier de la justice bien qu'une demande populaire pressante n'ait eu de cesse d'exiger l'assainissement de ce secteur stratégique. Les juristes, qui ont, pour leur part, revendiqué, dès les premiers jours de la révolution, le droit de regard, de suggestion et même de décision sur tout ce qui concerne la justice, tentent de se mobiliser pour aider à enclencher le processus du changement qui semble s'enliser dans l'attentisme. Pour eux, l'étape actuelle de transition démocratique est propice pour engager une réflexion profonde en vue de concevoir des scénarios de justice adaptée au contexte d'une Tunisie post-révolutionnaire, démocratique, libérée des chaînes de la dictature, dans laquelle la justice est la même pour tous sans distinction. Autrement dit, cela reviendrait à élaborer, ensemble, un projet de restructuration totale de l'appareil et de la fonction judiciaires. Identifier les tares et proposer des réponses La jeune Association des juristes sans frontières, apolitique et scientifique, créée depuis quatre mois, a donné, hier, à ses membres l'occasion de se lancer dans le débat avec d'autres magistrats, des avocats, des universitaires et des experts venant de trois pays du Maghreb, à savoir l'Algérie, la Libye et le Maroc. Le cadre étant une rencontre internationale de deux jours (1er et 2 février 2012) soutenue par la fondation allemande Hanns Seidel, spécialisée depuis une vingtaine d'années dans le transfert de savoir-faire en matière de réformes judiciaires et de bonne gouvernance dans cette région du Maghreb. Le thème de cette rencontre s'est fixé comme objectif de dresser un diagnostic du système judiciaire et d'exprimer les attentes des gens de la profession. «Nous cherchons à poser les questions qu'il faut pour identifier les tares et trouver les réponses qui nous permettent de reconstruire l'Etat de droit, d'instaurer une justice égale pour tous et d'assainir la composante judiciaire, sans détruire les bases de l'édifice judiciaire et tout en conservant les garanties de la continuité», explique le juge d'instruction au Tribunal de première instance de Tunis et secrétaire général de l'association, M. Afif Jaïdi. Le magistrat explique encore que cette démarche est purement tunisienne, elle s'inspire du modèle de la révolution tunisienne qui permet la reconstruction du pays tout en préservant la continuité de l'Etat. «Ce modèle tunisien est aujourd'hui en train d'inspirer les révolutions arabes», ajoute-t-il. Penser aux urgences S'agissant du diagnostic, le juge administratif et vice-président de l'association, M. Abderrazak Ben Khélifa, en fait le point en remontant jusqu'en 1955 pour expliquer l'origine de la forme actuelle du système judiciaire tunisien et en cerne les limites. Il expliquera que le système judiciaire, tel que institué par la Constitution de 1959, fait face à des problèmes structurels du fait qu'il repose sur une organisation bicéphale, laquelle organisation entraîne des conflits de compétences entre les différentes juridictions. Il cite également des problèmes de fonctionnement et d'autres relatifs aux attributions et à la composition des trois conseils supérieurs de la magistrature, tout en signalant la question toujours posée de l'autorité hiérarchique du ministre de la Justice sur l'instruction publique. Parmi les lacunes évoquées, l'une d'elles, et pas des moindres, concerne les médias. La problématique est posée en termes de compétence et de formation juridique pour le journaliste professionnel et médiatique pour le juriste. Ce sont là quelques difficultés ou obstacles qui entravent le processus devant amener à instaurer l'indépendance de la justice, car le travail est de longue haleine et demande la contribution de toutes les parties concernées par la justice, c'est-à-dire tout le monde, pour mettre sur pied une stratégie à long terme. Au chapitre des attentes citées en ce premier jour de la rencontre, et qui ne sera pas la dernière, M. Ben Khélifa indique qu'il y a des dispositions urgentes à prendre pour permettre le déclenchement du processus. L'une d'elles, la création de l'instance supérieure judiciaire provisoire sur décision de l'Assemblée nationale constituante.