Par Zoubeïda Bargaoui * Hannibal TV a consacré lundi 12 mars 2012 soir une interview à M. le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique dans laquelle on l'a entendu insister sur sa désapprobation du fonctionnement actuel des jurys de recrutement universitaires. En tant que professeur universitaire et ayant fait partie de ces jurys à maintes reprises, je voudrais éclairer l'opinion publique sur une question qui peut porter, à mon humble avis, à malentendu et que les journalistes non avisés ne semblent pas saisir. J'ai personnellement été convaincue d'écrire cet article en particulier à l'issue de l'interview du 12 mars, car il m'a semblé que le journaliste a dépassé son impartialité lorsqu'il s'est mis à renchérir sur les propos de M. le ministre en se lamentant sur les dépassements supposés des jurys, accompagnant ses paroles de gestes, de la tête et des mains, pour appuyer sa prise de position. Il est absolument nécessaire d'éclairer l'opinion publique sur le fait que ces jurys de recrutement sont en fait des jurys d'examen, des examens d'entrée et de progression dans la carrière d'enseignant universitaire. Oui, c'est bien de cela qu'il s'agit puisque toute progression dans le grade à l'Université tunisienne se fait jusqu'ici sur examen de dossier, écrit et/ou oral, et que le jury d'examen de dossier (comme son nom l'indique d'ailleurs) est un jury d'examen. Aussi, je m'étonne de cet amalgame qui laisse croire à un pouvoir excessif des professeurs faisant partie des jurys. Peut-on concevoir que la note attribuée à un examen (n'importe lequel) par l'enseignant, que ce soit au cycle primaire, secondaire ou universitaire, et qui se traduit forcément soit par un succès soit par un échec du candidat, puisse être sujette à révision ? C'est pourtant ce que suggèrent les paroles de M. le ministre. Il a fait une analogie avec le système judiciaire où il y a, comme il l'a mentionné à l'appui de sa thèse, une procédure d'appel. Est-ce que cette analogie est permise ? Pas du tout. Dans le système judiciaire, il y a des lois oui, des textes réglementaires, oui, des textes à respecter oui, mais en face du juge il y a un accusé. Or ce n'est pas du tout le cas pour les jurys de recrutement. Personne n'est accusé ! Il y a des candidats à un poste de la Fonction publique, des scientifiques (j'entends par science, le savoir et je ne fais aucune distinction entre les carrières littéraires, juridiques, économiques ou procédant des sciences physiques, chimiques ou mathématiques, etc.) qui aspirent à rejoindre l'Université en tant qu'enseignants et, ou chercheurs ou à progresser dans leur carrière déjà engagée à l'Université. Les membres des jurys ont à examiner en leur âme et conscience la qualité scientifique et pédagogique des dossiers qu'ils évaluent. Il n'y a personne qui porte plainte, il n' y a personne qui est accusé. Il n'y a personne qui risque la prison ou une amende. Il n'y a personne qui représente les intérêts de la société (comme le procureur de la République dans le cas judiciaire). Dans les examens nationaux (Bac, préparatoires), il y a un système de double correction qui permet de se mettre à l'abri d'éventuelles aberrations de notation. Pour les examens de recrutement universitaires, les jurys sont composés d'au moins trois membres (M. le ministre a cité le cas idéal avec 5 membres), ce qui, en quelque sorte, « triple ou quintuple la correction ». De plus, il faut savoir que les membres de jury sont des personnes élues par leurs collègues et des personnes désignées par le ministre lui-même. Alors, ne fait-on plus confiance aux gens désignés par l'autorité de tutelle ? Ne fait-on plus confiance aux gens élus démocratiquement par leurs pairs ? Lorsqu'on sait que s'il y a des discordances entre les membres du jury, elles sont consignées dans le rapport du jury que lit forcément le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, on a le droit de se poser des questions, tant M. le ministre martèle ce point de vue à travers les médias. Le troisième point important est que le ministère demande aux membres des jurys de préciser leurs critères de sélection et de les quantifier avant d'examiner les dossiers candidats. C'est le président du jury qui est garant de cette procédure. Il veille à ce que les membres du jury énumèrent et quantifient leurs critères avant de leur livrer les dossiers entre les mains. C'est comme lorsqu'une commission des marchés fonctionne bien et qu'elle définit ses critères de sélection aux réponses d'appel d'offres avant d'ouvrir les dossiers parvenus ! Je dis « énumérer » les critères, mais il ne s'agit même pas de cela. Les critères sont déjà là, accompagnant la paperasse à remplir. En fait, les critères sont fixés par le ministère et sont les mêmes, à travers la République. Il est seulement demandé aux membres des jurys de donner du poids aux critères préalablement définis par le ministère! C'est notre seule latitude, croyez-moi. Plus que cela, le ministère nous demande de classer les candidats conformément à ces critères et d'accompagner ce classement de rapports écrits et signés par les rapporteurs. Je veux dire que chaque enseignant qui a participé à un jury engage sa responsabilité personnelle, à travers une appréciation signée du dossier qui lui a été confié pour avis. De plus, ces jurys fonctionnent démocratiquement, avec un président désigné par le ministre et des membres et ils donnent un avis généralement consensuel. Un autre point, et ce n'est pas le moindre. Vous êtes priés d'attacher vos ceintures ! Le jury émet un avis, rien qu'un avis (acceptation ou rejet du dossier) et la décision finale, ultime, revient au... ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Nous savons pertinemment, et nous ne le répétons jamais assez, lorsque nous examinons les dossiers comme membres des jurys que la décision ultime revient au ministre. Devant cette situation, j'ai le droit de me poser la question suivante : est-ce que M. le ministre voudrait se désister de ce rôle difficile qui le place dans le collimateur? Tous les candidats savent que, jusque-là, sauf cas rarissime, les ministres précédents ne sont pas intervenus dans ce qu'ils considéraient comme «l'affaire» des gens du métier. C'est là la force du système universitaire, dans tous les pays du monde. Dans certains pays, les scientifiques gèrent leurs systèmes eux-mêmes : les examens, les recrutements, les finances. L'administration est là pour les appuyer dans leur noble mission et non pour interférer. Dans d'autres pays, le recrutement se fait à l'échelle des académies ou des Universités et ne relève pas des structures administratives. Je voudrais également préciser qu'un refus de dossier n'est jamais tout à fait définitif. Les candidats malheureux ne sont pas « radiés » de la compétition. Toute personne qui améliore son dossier peut théoriquement espérer passer aux sessions suivantes si son niveau académique est bon et si le nombre de postes proposé par le ministère le permet. Améliorer son dossier requiert des efforts de rédaction, de publication, de présentation pour parfaire son score, tout comme un sportif continue ses exercices et sa préparation après une compétition perdue et en préparation de la prochaine. Car de la persévérance il en faut quand on veut devenir professeur à l'université en Tunisie et même ailleurs, puisque le développement des universités ainsi que leur rayonnement reposent notamment sur les efforts du personnels enseignant. En tout cas, cela fait plus de trente ans que je suis enseignante à l'université et j'ai toujours vécu comme une liberté l'autonomie des jurys. J'y suis évidemment passée comme candidate. Il le fallait bien, et c'est encore la force de ce système. On intègre une communauté scientifique après avoir passé des épreuves d'examen et avoir été accepté par ses futurs pairs; Cette communauté scientifique est celle qui a sur les épaules la lourde tâche d'enseigner et de faire la recherche à l'université, d'accompagner les jeunes dans leur quête du savoir et dans leur rêve de décrocher un emploi et de porter une fierté. Je suis moi-même passée devant quatre jurys au fil des ans et chaque fois c'était un travail préparatoire acharné du dossier, petit à petit, (il faut 4 ans réglementairement pour pouvoir postuler à un nouveau grade après avoir publié de nouvelles recherches et deux fois sur quatre en ayant obtenu un diplôme universitaire supplémentaire). Passer devant un jury d'examen de dossier de recrutement génère, il est vrai, une grande angoisse, surtout quand on a une position à défendre devant ses collègues. Car il y a un amalgame supplémentaire dans le discours ministériel qui peut faire croire qu'il s'agit d'un recrutement comme pour n'importe quel travail. Mais non, nous passons devant un jury d'examen (de recrutement) chaque fois que nous souhaitons changer de grade. Il y a des jurys d'examen d'entrée et des jurys d'examen de progression. A quel stade sont les dépassements désapprouvés ? Cela n'est pas clair dans les propos de M. le ministre. Le changement de grade apporte évidemment un salaire plus important (et encore, le challenge financier n'est pas le plus déterminant vu que la différence dans les salaires n'est pas très forte entre deux grades successifs) mais surtout le changement de grade apporte des prérogatives plus importantes pour la conduite des affaires universitaires. J'ai personnellement toujours regretté, au contraire, le manque d'autonomie sur d'autres aspects et qui, à mon avis, handicapent le développement de l'Université tunisienne comparativement aux universités des pays avancés. Une autre interrogation importante que soulèvent les propos de M. le ministre est la généralisation. J'aimerais savoir s'il y a eu une étude fondée concernant les dépassements supposés des jurys. J'imagine que les candidats déçus, du moins une partie d'entre eux, ont écrit au ministère pour plainte et réclamation. Combien sont-elles au juste ces personnes qui se sont senties lésées ? Quel pourcentage représentent-elles ? J'invite le journaliste qui a fait l'interview à aller visiter les locaux de la Direction générale des examens et concours (c'est comme cela que s'appelle justement la direction qui s'occupe du recrutement au ministère de l'Enseignement supérieur). Il sera surpris et peut-être dérouté par les montagnes de dossiers que les jurys ont eu à examiner pour une session d'examen donnée. Je le prie de se renseigner sur le nombre de dossiers soumis, le nombre de candidats acceptés, le nombre de candidats refusés, le nombre de cas ayant entraîné un litige par session. J'aimerais qu'il se renseigne (rien qu'en ouvrant le site du ministère) sur le nombre de jurys qui ont siégé, et le nombre de personnes en tout qui ont examiné les dossiers. J'aimerais qu'il compare cela au nombre de doléances exprimées par écrit avant de s'avancer en trompant les lecteurs sur les cas «soumis au Tribunal administratif». Que représentent ces récriminations devant ce travail colossal d'évaluation des dossiers d'entrée et de progression dans les grades universitaires? Je n'insinue pas que s'il y a eu des dépassements (un jury partial ou malintentionné), il ne faille pas faire une enquête ou un recours. Je suis simplement contre la généralisation qui rappelle les pratiques totalitaires. Je voudrais rappeler que la condition maîtresse de la prospérité de l'Université sous tous les cieux et durant toutes les époques de l'histoire, c'est son autonomie. Je vois que le matraquage de l'opinion publique sur un dysfonctionnement potentiel et accidentel (et qui reste à appuyer par des chiffres) du système d'évaluation des carrières à l'Université est de très mauvais augure et est complètement disproportionné compte tenu des vraies questions et problèmes auxquels fait face notre université tunisienne. Je voudrais, pour clore ce témoignage, rappeler à l'opinion publique qu'il y a eu effectivement un Premier ministre, Mzali, qui a sapé la confiance de l'opinion publique en l'Université tunisienne connue pour avoir toujours combattu le despotisme. Il a, pour contrecarrer une grève des enseignants universitaires, « appris » au peuple, dans un célèbre discours, que les enseignants du supérieur enseignent 5 heures par semaine et ont les plus gros salaires de la Fonction publique. Eh bien, il m'est arrivé de quitter mon université à des heures impensables (16 h par temps de canicule en plein mois de juillet après un conseil de classe, 20 h le soir en rentrant de visites de chantier organisées au profit de mes étudiants). Quand je disais au chauffeur de taxi que j'étais enseignante universitaire, la question, l'étonnement étaient toujours les mêmes : comment Madame, nous pensions que vous autres universitaires, vous travailliez 5 heures par semaine ? Ces conversations étaient pour moi l'occasion de relever le malentendu et de préciser que nos activités ne se limitent pas à l'enseignement et comprennent l'encadrement et le soutien des étudiants, leur recommandation pour la poursuite de leurs diplômes dans d'autres universités, leur suivi à l'étranger, l'organisation des équipes pédagogiques, la concertation pour les aspects pédagogiques et scientifiques à travers des réunions, y compris celles des conseils de département, le développement de projets de recherche, etc... Le discours de M. Mzali a plus de trente ans d'âge mais il est resté gravé dans la mémoire collective et c'est avec tristesse que j'en constate à chaque fois la portée sinistre. Je crains que M. le ministre Ben Salem n'entache davantage notre image auprès de la société en martelant que nous sommes arbitraires et tyranniques, et cela serait fort dommage étant donné tout le capital de sympathie dont nous avons besoin à l'heure actuelle pour maintenir l'espoir de nos étudiants en une vie plus fière grâce à l'acquisition du savoir et au travail.