Par Moëz BEN KHEMIS De par sa position géographique particulière, Le Kef a toujours été la principale ville du Haut-Tell, du Nord-Ouest tunisien et d'une bonne partie de l'Est algérien, dont elle constitue la place forte dominante. Chef-lieu du gouvernorat du même nom, Le Kef se situe à 175 kilomètres à l'ouest de Tunis et à une quarantaine de kilomètres à l'est de la frontière tuniso-algérienne. Perchée à 780 mètres d'altitude, c'est la grande ville la plus élevée de Tunisie Ville guerrière et citadelle d'une province fortement prisée, Le Kef va connaître au fil des siècles un essor économique, urbain et culturel remarquable Hélas, quelque temps après l'indépendance, la ville est précipitée dans le gouffre et l'oubli. Elle connaît un déclin urbain et démographique fatal achevé par les 23 ans de dictature de Zine El Abidine Ben Ali. Marginalisée comme tout le territoire intérieur de la République et victime de politiques austères, la ville sombre et le gouvernorat se désintègre. Nul ne connaît jusqu'à présent les raisons, mais la ville a connu une campagne dévastatrice contre ses principaux monuments. Son célèbre rempart est détruit et il n'en reste que quelques mètres visibles sur les hauteurs du «Djebel Eddir». Ses portes sont dynamitées. Aucune n'est conservée. La plus célèbre était la porte Charfyine; imposante et grandiose, elle dominait l'entrée de la ville. Le «Sabat dar el bey» — plus haut et plus large que la «Skifa el kahla» de la ville de Mahdia parfaitement conservée — véritable bijou architectural et patrimoine hors de prix de la ville du Kef, est à son tour détruit à la grande stupéfaction ou insouciance peut-être des habitants. Les quelques monuments restants comme la basilique Saint-Pierre, les fresques de mosaïques, ou bien les grottes préhistoriques de Sidi Mansour sont mal préservés et rarement mis en valeur. La campagne dévastatrice atteint aussi les marabouts et dans les années 50 puis 60 presque tous sont détruits emportant avec eux le prestige religieux de la ville. Fort heureusement, La Kasbah, double forteresse unique en son genre dans toute la Tunisie qui veille paisiblement sur cette cité pittoresque, échappe de justesse à une démolition certaine. L'école franco-arabe, l'une des première en Tunisie, a aussi subi les désagréments de l'oubli et de l'abandon. Quant à l'école des filles construite par les Français, elle est détruite sans remords. Tout récemment, la salle de cinéma «Cirta» — salle phare vieille d'un demi-siècle qui a fait les beaux jours de la ville et l'une des premières en Tunisie qui consacrait une séance hebdomadaire spéciale pour les femmes — vient d'être détruite après un abandon de plus de 15 ans. La salle de cinéma «Pathé» a déjà connu le même sort depuis bien longtemps. La gare du Kef construite en 1905 exprès loin du centre-ville, escomptant l'éventuel prolongement de la ligne ferroviaire vers la frontière algérienne, a été longtemps délaissée. Sans entretien ni projet de rénovation, la ligne Tunis-Le Kef, tortillard, très lent, ne permettait que le transit des wagons de marchandises. Evidemment, la ligne ferroviaire n'a jamais été prolongée vers l'Algérie. Ce qui rappelle bizarrement à tous les Keffois que l'autoroute Tunis-Le Kef récemment construite subit déjà la même fatalité en s'arrêtant à une cinquantaine de kilomètres de la ville, et par conséquent de l'Algérie voisine. Le palais présidentiel, emblème de la République et un des palais préférés du Combattant suprême Habib Bourguiba, après avoir connu ses heures de gloire, est à son tour déserté et délaissé. Ce qui ne semble bizarrement déranger personne ! Je ne pourrai finir sans parler de l'hôpital du Kef; étant médecin moi-même. Cet hôpital, qui s'étend sur une importante superficie en plein centre-ville, était déjà célèbre pour son sanatorium et son service de pneumologie. Le Kef, ayant un climat doux et sec, est propice au traitement des maladies du poumon. L'hôpital civil était aussi réputé pour son service de chirurgie qui a remis sur pied d'innombrables soldats français du temps de l'occupation; l'hôpital militaire français étant petit. Cet hôpital, qui a pu s'enorgueillir d'avoir eu le jeune Habib Bourguiba parmi ses patients déjà en 1920, est malheureusement resté au rang d'hôpital régional, et n'arrive plus à assumer son rôle d'établissement phare de santé publique de la région. C'est à peine s'il arrive à prodiguer les soins basiques à la population. Aussi le campus universitaire de Boulifa — 80 hectares conçus à vocation scientifique et orphelin d'une faculté de médecine — est lui aussi resté inachevé après que toutes les facultés initialement prévues au Kef ont été délocalisés dans une ville voisine du nord-ouest. Dommage. Oui dommage qu'une telle cité soit jetée aux oubliettes. A qui la faute? A un régime dictatorial qui n'a fait que puiser dans les abondantes ressources naturelles du Kef et spolier ses richesses ; ou à une population keffoise pacifique qui n'a pour défaut que sa bonté et qui n'a pas su défendre ses acquis et revendiquer son droit au développement équitable ?