De la même manière que la Grèce a connu son siècle de Périclès, au cours duquel son génie artistique s'est révélé au monde et continue d'ailleurs, aujourd'hui encore, de susciter l'admiration avec ses temples, sa statuaire et ses théâtres, la Rome antique a connu, elle aussi, avec l'arrivée d'Auguste au pouvoir, une période artistique exceptionnellement féconde. Nous sommes à quelques années du début de l'ère chrétienne. César est mort assassiné au sénat de Rome en 44 av. J.C. S'en est suivi la guerre civile qui a opposé les Républicains aux partisans d'un pouvoir plus autocratique, et dont l'issue, favorable aux seconds, va conduire à l'instauration de l'ordre impérial que César avait préparé, de fait, par sa « dictature ». C'est également en cette époque qu'a lieu ensuite la guerre entre Octave, le futur Auguste, et Antoine, l'amant de Cléopâtre... La victoire d'Octave marque donc le triomphe d'un seul, mais dont tout le monde attend qu'il ramène la paix et la tranquillité : ce qu'il fera ! Horace est avec Virgile, son aîné de quelques années, le poète qui domine cette période augustéenne et, à vrai dire, il est le grand poète lyrique dont plus d'un dira que son art restera inégalé dans l'univers des lettres latines. Bien que cultivant une réserve savamment maintenue pour échapper aux panégyriques qui encensent le pouvoir de l'empereur, il sera malgré tout entraîné dans cet exercice particulier... Il le fera finalement sans avoir à trop se forcer, et peut-être même volontiers, dans la mesure où le règne d'Auguste, bien qu'il ait mis fin à la République, est celui, non seulement d'une paix retrouvée, mais aussi d'une prospérité partagée et que, en outre, la personne de l'empereur correspond à une existence menée sous le signe de la frugalité : elle est aux antipodes du faste qui sera en revanche le propre d'un Caligula ou d'un Néron... Ainsi le poète déclame-t-il dans sa quatrième Ode : « Les bœufs sont en sécurité dans les champs; Cérès et l'abondante Félicité nourrissent les campagnes; les marins lancent leur barque sur une mer pacifiée. Qui pourrait craindre le Parthe, le Scythe des pays glacés, les enfants de la Germanie hérissée de forêts, tant qu'Auguste est vivant ?... » Le souvenir d'une provenance Horace demeure cependant jaloux de sa liberté, même quand il se prête au jeu politique. Non qu'il garde secrètement sa préférence pour le parti républicain auquel il a adhéré dans sa jeunesse, et dans les rangs duquel il a combattu les armes à la main et subi avec les autres l'amertume de la défaite : mais son goût ne va pas pour le prestige et s'il cherche la gloire – et il la cherche assurément – c'est par les vers qu'il forge en artisan dans le calme de sa retraite verdoyante. On a parlé au sujet d'Horace d'épicurisme, en considérant qu'il se tenait à l'écart de la vie religieuse et de ses privations autant que de la vie politique et de ses contraintes. Il est bien vrai que c'est quelqu'un qui goûtait fort l'amitié, ainsi que la douceur d'une vie menée à la campagne, y compris parmi les paysans, loin du tapage de la ville. Le plaisir d'un repas partagé, et arrosé, où l'on devisait librement des choses de la vie, faisait assurément partie de ses habitudes, et il ne le boudait pas. D'où la fameuse sentence qui lui est souvent associée : Carpe Diem... Cueille le jour... Profite du moment présent ! Mais, ayant dit cela, on passe très certainement à côté de l'essentiel. Car il est un autre breuvage qui lui importait encore davantage et qui, plus que tout, justifiait son « épicurisme », si tant est que le terme soit approprié : un breuvage qui s'apparente au nectar des dieux, et dont il a sans doute appris à apprécier la saveur durant son séjour athénien, en s'adonnant à l'ivresse des plus grands textes de la poésie grecque lyrique : ceux de l'illustre Pindare, mais ceux aussi, moins connu que ce dernier, d'Alcée de Mytilène. C'est, en effet, à l'âge de 18 ans que son père, de condition modeste, l'envoie compléter ses études à Athènes. A vrai dire, le père n'est pas seulement de condition modeste : c'est un esclave affranchi, qui a gravi les échelons. Mais c'est aussi et surtout un homme qui a su flairer dans son jeune enfant des dons hors du commun et qui a décidé de consacrer l'essentiel de ses revenus très moyens aux fins de son éducation... A aucun moment Horace, bien qu'il fût admis plus tard dans les plus hautes sphères de la société romaine, ne se laissera aller à l'oubli de ses origines: oubli qui est le propre des âmes vulgaires. En revanche, il saura porter en lui et se laisser féconder par ce qu'il a recueilli dans les écoles athéniennes, c'est-à-dire par une poésie grecque qui joue des secrets de la langue pour offrir à l'auditeur des surprises de sens en l'honneur d'un style de vie qui est synonyme, le plus souvent, de courage et de simplicité... Il est l'homme de ce « transfert technologique », comme on dirait aujourd'hui, à ceci près que la technologie en question est celle de l'âme poétique... Sans être le seul parmi les poètes latins qui se soient laissé imprégner par le génie de la culture grecque, il est sans doute celui qui a poussé le plus loin l'inoculation transformatrice, qui suscite dans la langue plus fruste du Romain des accents nouveaux, des sonorités et des élans insoupçonnés. Double renversement Cette prouesse comporte une dimension qui dépasse le simple cadre de la romanité. A vrai dire, elle donne lieu à ce qui sera un précédent majeur dans l'histoire des nations du point de vue de leurs échanges. En quel sens ? En ce sens que cette Rome impériale, dont Horace assiste à la naissance, en même temps qu'elle correspond à une domination sur de vastes territoires d'Europe, d'Asie et d'Afrique, initie à travers sa production artistique, et poétique en particulier, un rapport qui est désormais double avec les peuples placés sous son administration. Il y a, en effet, une domination politique et économique, mais il y a aussi une domination artistique. Or cette seconde domination a en propre de susciter dans la culture du peuple dominé le même sursaut créateur qu'a connu Horace au contact du génie poétique des Grecs. De sorte que la situation de domination débouche paradoxalement sur une expérience d'appropriation de leur propre génie poétique et artistique par les tenants de l'autre culture... La culture romaine n'a pas l'arrogance que la culture grecque avait à l'égard des cultures « barbares » : elle sait qu'elle-même était l'une de ces cultures, du moins avant de se laisser féconder par la culture grecque. Cela lui donne certainement l'avantage de l'humilité pour jouer ce rôle d'initiation. Mais Horace est par excellence celui par qui s'effectue le renversement : c'est lui qui, plus que quiconque, convertit la soumission romaine à la culture grecque, non seulement en innovation poétique dans la sphère de la culture romaine, mais aussi en domination potentielle de cette dernière culture sur les cultures des nations dominées. Et, dans ce mouvement, se trouve engagé l'autre renversement, à savoir celui par lequel la domination subie se transforme en effort d'affirmation de soi : Horace initie donc une « contagion du génie » qui est synonyme de projet de souveraineté culturelle des nations dominées... Ce qui est peut-être le premier pas vers leur émancipation. Tout autre poète latin ne pouvait pas réaliser ce double renversement. Il y fallait, en effet, le génie qui capte l'amitié des Muses et sait la transporter d'une culture à une autre et il y fallait aussi le sens de la modestie qui rend l'admiration pour l'homme et pour son œuvre proche de la sympathie, de sorte qu'elle se mue en contagion, au-delà même de l'aire de la latinité.