■ Noura Borsali: «Une entorse grave à la liberté de création et de diffusion» ■ Me Charfeddine Kellil : «Les magistrats d'avant la révolution obéissaient aux ordres. Aujourd'hui, ils obéissent aux revendications de la rue» ■ Abdelwahab Héni : «Les peines pécuniaires ou corporelles sont incompatibles avec la liberté de la presse» A la faveur du verdict prononcé, hier, par le Tribunal de première instance condamnant Nabil Karoui, directeur général de Nessma TV, à une amende de 2.400 dinars dans l'affaire Persepolis, les observateurs et les analystes n'ont pas hésité à se poser les interrogations suivantes : – Quelle signification véhicule le verdict rendu à l'encontre de Nabil Karoui en cette journée de célébration de la liberté de la presse ? – Comment concilier liberté de création et respect des symboles religieux sacrés ? – Quelle réaction face au communiqué diffusé par l'ambassade américaine exprimant «la préoccupation et la déception de l'ambassadeur Gordon Gray» du verdict rendu par la justice tunisienne ? La Presse a choisi de donner la parole à trois personnalités qu'elle estime représentatives du microcosme politique et civil de la société tunisienne. Il s'agit de Me Charfeddine Kellil, qui a essayé d'analyser l'affaire d'un point de vue juridique, de Abdelwaheb Heni, président du Parti Al Majd, qui dénonce «l'immixtion intolérable des Américains dans les affaires intérieures tunisiennes», et enfin Noura Borsali, la militante des droits de l'Homme, qui considère que «la condamnation infligée à Nabil Karoui constitue une entorse grave à la libération de la création et de la diffusion». De nouveaux crimes «Concrètement, Nabil Karoui, directeur général de Nessma TV, a été condamné en vertu des articles 121 et 121 bis du Code pénal, pour atteinte aux croyances religieuses», souligne Me Charfeddine Kellil. Il ajoute : «Le verdict rendu hier montre que Nessma TV a commis un crime que je considère comme un crime nouveau dans la mesure où avant la révolution du 14 janvier 2011, la justice tunisienne ne statuait pas sur de telles affaires où la liberté de création était criminalisée. Le fait est là : les magistrats d'avant la révolution obéissaient aux ordres. Aujourd'hui, ils obéissent aux revendications de la rue. Ainsi, le juge qui agit en prenant en compte les pressions de la rue ou les calculs d'autres parties est un juge qui n'est pas du tout indépendant. Si, par hasard, Nabil Karoui avait été acquitté, les salafistes mobilisés en grand nombre auraient répondu par la violence et l'intimidation. Je suis convaincu que l'affaire a dépassé les limites qui lui étaient prescrites et les dérapages ont été commis par la rue et aussi par la chaîne elle-même qui s'est donnée en victime sur les plateaux de débat qu'elle organisait avec la participation de plusieurs avocats et juristes qui n'ont pas respecté malheureusement la confidentialité de l'instruction et ont fait des commentaires incompatibles avec le respect de la justice». Quant à la réaction de l'ambassadeur américain, Me Kellil tient à faire remarquer que «quel que soit le verdict rendu, il faut prendre en considération le fait qu'il est prononcé au nom du peuple tunisien. Donc, aucune partie n'a le droit d'intervenir dans les affaires de la justice, notamment les ambassades étrangères. La position américaine lève, ainsi, le voile sur les contacts que certaines parties entretiennent avec certaines ambassades étrangères, leur ouvrant la voie pour s'immiscer dans nos affaires intérieures». Peut-on concilier liberté de création et respect des croyances religieuses ? Notre interlocuteur est tranchant, clair et précis : «Je suis catégoriquement contre le traitement de ce dossier devant la justice. La société civile est appelée à laver elle-même et par ses propres moyens et mécanismes son linge sale. D'autre part, il est indispensable de mettre à jour le code déontologique de la presse et de renforcer la formation des journalistes dans le but d'éviter les erreurs et les dépassements». Toute liberté a ses propres contraintes Pour Abdelwaheb Héni, président du parti Al Majd, «le verdict rendu veut dire que Nessma a été incriminée. Nous pensons que les peines pécuniaires ou corporelles sont incompatibles avec la liberté de la presse. Nous avons, déjà, appelé tous les médias à respecter les croyances et les sentiments religieux des citoyens, parce que toute liberté a ses propres contraintes. La contrainte majeure pour la presse demeure l'éthique qui évite tout acte de haine ou d'atteinte à la paix sociale». «La position de l'ambassadeur américain, poursuit-il, est une immixtion intolérable dans les affaires intérieures tunisiennes. Certes, l'opposition, toutes tendances confondues, avait accueilli avec satisfaction ou même sollicité des positions de soutien, de la part des Américains, à l'époque du régime déchu. Mais, aujourd'hui, notre pays a accédé au stade d'un pays démocratique et nous devons défendre tous notre souveraineté. Les ambassades et les autres partenaires de la Tunisie ont d'autres opportunités, pour exprimer, par le biais des canaux diplomatiques, leurs positions aux autorités tunisiennes. Il faut éviter à tout prix que la Tunisie se transforme en un terrain de règlements de comptes, par communiqués d'ambassade interposés entre l'Iran, d'un côté incriminé par le film en question, et les USA, principal ennemi de la République Islamique Iranienne». Il y a d'autres vérités De son côté, Noura Borsali est persuadée que «la peine prononcée contre Nabil Karoui est une entorse grave à la liberté de création et de diffusion. Il est grave de criminaliser une télévision en cette journée de célébration de la liberté de la presse». Quant à concilier liberté de création et respect des croyances religieuses, elle précise : «Le film en question ne constitue point une atteinte au sacré. On doit accepter les autres conceptions de la religion. Contrairement à ce que pensent certains, c'est un facteur d'enrichissement. Nous bataillons contre les vérités totalitaires et nous estimons qu'il y a d'autres vérités qu'il faut essayer de comprendre et d'assimiler».