«Voilà déjà des années que j'ai entrepris ces travaux de collages et de peinture, après avoir observé les gens qui mettent les affiches sur les murs de la ville de Tunis», explique le peintre Hamadi Ben Saâd. Les mouvements l'inspirent et la grandeur l'allèche…, et puis, il y a aussi cette matière étrange, souple et docile, qui s'abandonne à la force de la colle et l'insistance de la brosse et se fige, raide et rude, sur les murs de la ville. Ce geste, pourtant banal et ordinaire, a éveillé chez Hamadi Ben Saâd l'envie de manier ce papier, récupéré directement des imprimeurs. Il le préfère «vierge», frais et pur… Il travaille sur le verso, cachant la face commercialisée. Sur cette matière, il verse de la colle jusqu'à l'inonder, avant d'étaler ses couleurs les plus variées... Plus de visages, plus de formes flottantes, plus de couleurs narratives qui constituent la touche habituelle du peintre, mais plutôt de longues branches et des écorces ridées. «Je n'ai pas changé. J'ai évolué à ma manière. J'ai plongé dans ma peinture et je ressors, aujourd'hui, surpris. A vrai dire, la révolution m'a beaucoup aidé. Elle m'a donné plus de liberté, d'audace et de courage», explique-t-il. Sa surprise, ce sont soixante tableaux, créés durant deux ans. Depuis le mois de mars, il les expose dans plusieurs endroits à Tunis. Ces toiles sont toujours accrochées sur les cimaises de l'Acropolium de Carthage, au-dessus de l'installation des vélos (Dutch bike). L'exposition se poursuivra jusqu'à la fin du mois de juin. «L'olivier, la terre et le ciel» se compose de toiles de la même dimension. Ces dernières donnent l'impression de s'ouvrir, comme des fenêtres, sur une étrange et belle nature débordante. Chacune possède son univers et épouse les couleurs inépuisables de la terre. Tantôt éclatantes, tantôt ternes, ces compositions traduisent comme l'étouffement d'une beauté, l'agonie d'un survivant ou encore l'extinction d'une lumière éblouissante. «C'est normal, la nature souffre. Elle est menacée», confirme Ben Saâd. De sa main, l'olivier surgit. Son tronc est troué et ses branches sont solidement enchevêtrées. La plante est répartie dans toutes ces toiles avec, à chaque fois, une texture et une allure nouvelles. Ben Saâd s'amuse à faire ressortir ses formes en mariant les couleurs et le papier. Il raconte ainsi, en plusieurs versions, une vie millénaire. «Je n'étais pas pressé. J'attendais le beau geste et la belle expression», soutient-il. D'une toile à l'autre, on pénètre au plus profond de cet arbre pour se retrouver. Ce travail sur la nature a amené, naturellement et presque spontanément, le peintre vers une réflexion sur l'identité «l'Olivier, c'est moi», insiste-t-il. Avec beaucoup de soin, il manie sa palette ne paraissant jamais satisfait. Il schématise les troncs avec des plis renforcés par la colle. Il les rallonge et les serre pour créer une musicalité qui lui ressemble. «La peinture, c'est ma liberté», ajoute-t-il. Pourtant, Hamadi Ben Saâd est un artiste triste et frustré. Il est libre par son art mais accablé par son espace. Il rêve d'œuvres monumentales, réalisées avec des tonnes de peinture et de la colle. Il veut dépasser les tableaux encadrés pour plonger entièrement au cœur d'une nature qui crée à sa guise, sans bornes, ni limites. Chaque jour, il apprend à éveiller sa sensibilité et à garder intact son courage d'aller encore plus loin. «Mais comme le dit Malraux : l'artiste a besoin de ceux qui partagent sa passion», nous confie-t-il. Sa vie n'ayant pas toujours été facile, cela a amené Ben Saâd à travailler sur la terrasse de la maison de la culture El Achouria. Il a connu les conflits et «la méprise», selon lui. Cependant, l'artiste est fier d'avoir vendu au ministère de la Culture toute une collection qui retracera son parcours artistique à partir de 1975. Depuis, il a à son actif une vingtaine d'expositions personnelles et autant de collectives. Sans le soutien de quelques mécènes fidèles qui croient en lui, l'artiste n'aurait jamais pu évoluer. Il en cite Mongi Souissi qui a organisé ses dernières expositions et réalisé des catalogues ; Mustapha Okbi qui lui a ouvert la grande salle de l'Acropolium. Une vraie chance. «Ce bel espace riche en histoire me donne une sensation incroyable de liberté et une envie folle de créer», s'empresse-t-il de dire. Puis sur un ton moins enthousiaste, il ajoute : «Je ne peux pas m'empêcher d'avoir peur. Je crains qu'un jour je sois contraint d'abandonner mon travail parce que je n'aurai rien à mettre sous la dent».