Par Yassine ESSID «L'indépendance de l'Etat n'est pas absolue car l'autorité de l'Etat se heurte d'une part à l'existence de la morale et du droit et d'autre part à l'existence d'une communauté internationale», Francisco de Vitoria (1480-1546) Depuis le 14 janvier 2011, certains vocables, dont on croyait l'usage à jamais révolu, ont refait surface sur la scène diplomatique tunisienne. Ainsi le ministère tunisien des Affaires étrangères a-t-il qualifié les propos de l'ambassadeur des Etats-Unis à Tunis, qui s'était dit «déçu» par la condamnation du patron de la chaîne privée Nessma TV, d'«ingérence dans la justice». On croyait en effet que de telles accusations étaient passées de mode, qu'elles étaient devenues tout à fait inopportunes par rapport à la nouvelle réalité politique et institutionnelle du pays. C'est que l'accusation d'ingérence, qui renvoie au phénomène totalitaire, a été longtemps une spécificité de la politique extérieure de l'Etat tunisien, méfiant jusqu'à l'obsession et ne tolérant aucune critique. Tout jugement politique était ainsi considéré comme une attitude hostile envers le pays et son gouvernement et appelait une réplique cinglante et instantanée de la part des «forces vives de la nation» qui se mettaient à dénoncer en chœur tel ou tel propos qu'ils qualifiaient d'insupportable immixtion dans les affaires intérieures d'un Etat indépendant et souverain, entendez par là coupable d'intervention non désirée dans les affaires d'un Etat libre d'agir à sa guise et en toute impunité. Les auteurs des propos, qu'ils soient personnalités politiques ou médias, étaient alors soit soupçonnés de relancer une politique néocolonialiste ou hégémonique, soit qualifiés de donneurs de leçons méritant largement qu'on leur rappelle qu'ils feraient mieux de balayer devant leur porte. De telles réactions, souvent démesurées, étaient pour ainsi dire ritualisées et obéissaient à un dispositif de propagande médiatique organisé où chaque partie jouait le rôle qui lui était prescrit. Ces régimes ne concédaient donc à personne le droit de les juger et prenaient ombrage pour peu qu'on osât dénoncer leurs dérives en matière de respect des droits et des libertés. Face au discours sur les droits de l'Homme, l'élément de réponse chaque fois invoqué était le droit à la différence culturelle, l'argument ressassé que la démocratie et les droits de l'Homme ne sauraient s'exporter clés en main et que la promotion des valeurs universelles peut se faire dans le respect de l'identité et de la diversité des cultures. Etait également mise en avant la charte des Nations unies qui soustrait explicitement à l'autorité de la communauté internationale tout ce qui relève de la juridiction intérieure des Etats membres. La diplomatie des droits de l'Homme est considérée de ce fait comme une ingérence dans les affaires intérieures. De tels arguments relèvent d'une rhétorique qui remonte au temps où la justice était aux ordres du pouvoir et en permanence dans le collimateur des organisations humanitaires internationales pour ses violations des droits de l'Homme. Aujourd'hui, la justice tunisienne est indépendante et décide en dehors de toute pression. Cela n'implique pas pour autant qu'elle soit devenue infaillible ou incapable de commettre des erreurs d'appréciation. On l'a constaté, hélas, dans l'incarcération abusive d'un directeur de journal, on l'observe encore à travers son extrême mansuétude envers les extrémistes islamistes qui déclarent pourtant, au mépris des institutions, vouloir substituer la soi-disant justice de Dieu à celle des hommes. L'ambassadeur d'une puissance amie, qui se déclare aujourd'hui «déçu», par fidélité aux valeurs démocratiques et aux principes des droits de l'Homme, ne fait qu'exprimer une inquiétude qui n'est certainement pas prétexte à une entrée en guerre de son pays pas plus que le verdict de nos juges ne nous rendrait responsables de casus belli. Il s'agit ni de renverser un régime ni de compromettre la légitimité d'un Etat, mais d'envoyer un signal au gouvernement d'une démocratie en transition fortement tributaire du soutien de la communauté internationale, en lui rappelant que des progrès restent à accomplir en matière de respect des droits humains, politiques et civiques, et de justice. Certes, le droit international réprime dans son principe toute forme d'ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat, mais les principes sur lesquels il repose se trouvent confrontés de plus en plus au respect d'autres principes, jugés supérieurs, ceux-là mêmes de la sauvegarde des droits fondamentaux de la personne. Pendant longtemps le principe de non-ingérence a représenté une sorte de rempart commode entre les agissements contraires au respect des droits de l'Homme de tel ou tel régime politique et le droit de regard des Etats tiers. Aujourd'hui, il devient de plus en plus anachronique de recourir à la tactique classique qui consiste à crier à l'offense à chaque fois qu'on nous critique, de faire appel au principe de souveraineté et d'invoquer la non-ingérence dans le but de justifier des pratiques inacceptables. A l'instar du droit international, la diplomatie, née au XVe siècle dans les Républiques italiennes, est restée longtemps une institution fortement assise, ayant ses traditions bien définies, ses règles fixes et immuables. A partir d'une certaine époque, elle s'est modifiée, s'est transformée et s'est adaptée graduellement aux circonstances. Pour les responsables de notre dispositif diplomatique, une adaptation au changement s'impose par le choix du modèle incontournable des démocraties pluralistes, transparentes, ouvertes à toutes les idées, à toutes les influences, où les opinions publiques et la presse exercent une critique permanente, vigilante et une pression constante pour la manifestation de la vérité. Autrement, c'est le retour au régime de dictature, à l'opacité, au secret, à l'absence d'opinion publique autonome, de liberté et donc de moyens pour l'observateur tunisien ou étranger de s'informer, de contrôler, de vérifier et de dénoncer.