Par Khaled TEBOURBI Depuis quelques années déjà, on se doutait que Warda était acculée au repli. Deux gros accidents de santé, deux grosses chirurgies, quelques interruptions forcées avaient fini par avoir raison de sa nature de battante, de son caractère trempé et résolu. Son concert de «Carthage 2010» nous l'avait, surtout, montrée dans un état d'épuisement inhabituel. Ce concert, elle l'avait affronté sans voix et sans influx. Seulement avec sa passion de la scène et sa confiance dans l'amour du public. La soirée fut un grand succès de foule, mais il y planait comme une triste prémonition. Epilogue douloureux ce jeudi 17 mai. Le choix de viser haut Tant à dire de Warda, tant à retenir. On insistera sur une chose : sa constance dans la qualité. Warda fut un talent précoce. A onze ans, elle chantait des hymnes à la gloire de l'Algérie. Des poèmes denses et des musiques ardues. A dix-huit, elle se mesurait aux grands répertoires classiques. Et, quand il lui a fallu se produire sur scène, à Beyrouth, puis dans des établissements de nuit à Paris, elle n'eut d'autre souci que de mettre en avant ses dons de cantatrice. A l'âge où la réussite tourne la tête aux autres, elle avait fait le choix de la difficulté. Mature d'emblée, et ce ne sera plus jamais démenti. La Warda égyptienne des années 60 chantera Ya nkhlitine et incarnera Almaz, la compagne de Abdou El Hamouli. La Warda, de retour au Caire, début 70, prêtera sa voix aux brillantes compositions de Baligh Hamdi, de Sayyed Mekkaoui et de Mohamed Abdelwahab. Elle proposera aussi une mémorable version de «Magadir», le chef-d'œuvre du regretté Talal Maddeh. La Warda des années 80-90 s'alliera à Charnoubi, le plus «conformiste» des compositeurs de la nouvelle vague. On se perdrait à énumérer les titres prestigieux, les chansons haut de gamme, les tubes, oui les tubes, qui, pour fondus dans les purs modes du tarab ancien, vibraient au rythme du temps, fleuraient miraculeusement la sensibilité de l'époque. Contemporaine des géants, venue dans le sillage de Oum Kalthoum, Faïza, Najet, Abdelhalim, Faïrouz et Wadie, Warda n'avait pas la partie facile. De plus, elle vivait en pays d'accueil, l'Egypte musicale n'est pas toujours clémente avec les artistes étrangers. Ajoutons-y ce choix de la grande musique, du répertoire classique, du chant de performance et de l'excellence, et l'on comprendra pourquoi Warda eut autant de mérite à s'imposer et à conquérir sa place parmi les légendes du siècle sonore. Hors normes : personnage et voix Constance dans la qualité, mais à dire vrai bien des atouts encore. Et d'abord, cette voix unique dans sa transformation et son évolution. Filiforme et voilée à ses débuts, gagnant en registre et en ampleur au fil d'une carrière. On n'a pas souvenir d'un cas pareil parmi nos voix féminines. Généralement, l'organe vocal inné annonce ce qui va suivre. Chez Warda on peut parler de métamorphose. Les vieux enregistrements sont là. L'étendue a doublé et triplé depuis, le timbre a mué de «discret» en cristallin. Force, fulgurance, suavité, en moins de deux décennies tous les attributs de la diva s'offraient à nous. Les spécialistes le reconnaîtront peut-être un jour, mais la voix de Warda n'avait tout simplement pas de défauts. On peinait en tout cas à lui en trouver. D'aucuns, comme le musicologue libanais Elièss Sahab l'avait jugée un peu «criarde». Mais il admettait que cela était probablement dû au style de certaines compositions, notamment, écrivait-il, celles de Baligh Hamdi qui, pour donner une connotation de «Tarab moderne» aux chansons de Warda, «les dirigeait souvent vers les tonalités aiguës». D'autres avaient pu reprocher à la chanteuse «quelque déficit d'émotion». Les voix porteuses tombent parfois dans ce «péché». Etait-ce le cas pour Warda? On a beau revisiter ses prestations, l'âme y était toujours présente. L'artiste avait bien assimilé les fondamentaux du chant, dont celui, essentiel, de fusionner l'aptitude et le sentiment. Mais Warda avait, par dessus tout, une présence, une élégance et une incontestable séduction. Elle était servie par son charme naturel, elle y adjoignait scrupuleusement, assidûment, à la fois, la sobriété et la majesté du port. Elle savait, comme nulle autre de ses collègues vedettes, soigner ses accoutrements, harmoniser sa gestuelle, capter avec son auditoire. Elle forçait le respect par son personnage autant que par son chant. Ce fut une grande dame de la scène musicale arabe. Nos publics avaient sans doute la tête un peu ailleurs au moment de sa disparition, mais ils l'ont longtemps admirée et adulée pour cela, ils s'en resouviendront sûrement.