Par Yassine ESSID Une des propriétés majeures de la biodiversité est la résilience, c'est-à-dire la capacité à absorber les chocs et à retrouver un fonctionnement normal après une catastrophe. Cette notion de résilience empruntée à l'écologie, nous la proposons comme une réflexion métaphorique pour l'appréhension des changements observés dans l'espace politique tunisien traversé de long en large par les traumatismes profonds infligés au pays par l'incurie gouvernementale. Nul doute que les événements vécus ces derniers jours ont été un véritable choc pour le pays. En une semaine, les Tunisiens se sont rendus compte à la fois de l'ampleur des périls présents et à venir et de l'inaptitude du gouvernement à y faire face avec vigueur, détermination et célérité. Des questions telles que la reprise économique, la relance de l'emploi, ou la lutte contre la misère sociale paraissaient tout d'un coup triviales au vu des enjeux de la sécurité liés à folie extrémiste qui a failli engager le pays dans un tourbillon de violence incontrôlé. La question est alors de savoir si la Tunisie, à l'instar des organismes vivants, est capable de résister ou pas à ces désastres, à se régénérer afin de retrouver un jour paix et sérénité, autrement dit revenir à son point d'équilibre. Un tel dessein exige que s'opère, d'un côté, un changement significatif dans le mode du gouvernement et, de l'autre, une sérieuse remise en question des stratégies des partis politiques d'opposition qui peinent lamentablement à trouver le chemin de la conquête du pouvoir. La semaine écoulée a été incontestablement un tournant, car marquée par un ensemble d'événements en rupture complète avec l'histoire et la culture du pays annonciateurs de bouleversements inquiétants. En apparence, ce ne furent après tout qu'une amplification d'incidents devenus depuis octobre 2011 parfaitement anodins : des batailles entre vrais-faux dévots et la police, des attaques ciblées contre des édifices publics, des mosquées ravies à leurs fidèles, des territoires proclamés émirats indépendants, un pays déclaré impie et transformé en terre de djihad sans que l'on puisse déterminer, pour l'heure, qui de l'ignorance, du laissez-faire, du laxisme, de la négligence, de la connivence, de l'irresponsabilité, de la manipulation, ou de l'œuvre des forces obscures est derrière tout cela. En moins d'un an, la Tunisie est devenue la caisse de résonnance de l'islam radical, parfaitement en phase avec les appels d'Al-Qaïda. Ainsi, le ministre de la Culture, protecteur des arts et des lettres, s'est-il précipité sans la moindre circonspection pour porter plainte contre les organisateurs de l'exposition et fermer la galerie. Le ministre du culte s'est fait largement l'écho des appels au sacrilège jetant en pâture les contrevenants et, pour couronner cette série d'impérities, le leader du parti au pouvoir d'appeler à une marche de protestation au moment même où le pays est menacé par un véritable mouvement d'insurrection. Un tel bilan est incontestablement l'aboutissement de la conception qu'avaient les islamistes de la politique. Le gouvernement, composé de ministres nullement préparés à l'exercice du pouvoir et aucunement conscients des enjeux fondamentaux, s'est installé, dès le départ, dans une posture idéologique et électoraliste peu compatible avec les impératifs d'une administration efficace des affaires de l'Etat, encore moins face aux défis qui attendaient le pays. Les troublants flottements du pouvoir et son absence de fermeté dans le règlement de l'affaire de la faculté de La Manouba comme dans d'autres cas où les groupes salafistes faisaient à chaque fois preuve de plus d'audace dans le mépris de la loi, annonçaient déjà les profondes dissensions qui secouent encore le parti du pouvoir entre modérés et radicaux, entre les partisans de l'attitude paternaliste, toujours magnanimes à pardonner les débordements de leurs « enfants », et les tenants d'une position plus réaliste qui apprécient à sa juste mesure le danger d'un tel ralliement. Ainsi, silencieusement et subrepticement, se met en place une tragique régression dont on ne connaît pas encore l'issue. Dans un tel contexte, comment le pays peut-il rebondir après les traumas subis ? La résilience du pays passe aussi par l'émergence d'une opposition unie qui puisse constituer une alternative crédible et forte et qui soit capable d'affronter des épreuves organisationnelles, idéologiques et électorales. L'absence d'un personnel politique à la hauteur de la crise que traverse le pays et le défaut d'un homme d'Etat à la volonté ferme, devaient donner des ailes à certaines personnalités politiques. Tels leurs pairs au gouvernement, ils sont devenus fortuitement des figures nationales de l'opposition aux islamistes. Cependant, ni les expériences antérieures, ni les traditions, ni les nouvelles identités qu'ils s'étaient construites, ne les avaient préparés à un tel rôle. Certains parmi eux ont été des inconditionnels du régime défunt, d'autres croient toujours que diriger les affaires de l'Etat est leur destinée naturelle, allant jusqu'à croire que ce rôle d'agir dans l'opposition est incompatible même avec leur raison d'être les poussant à plaider en chœur pour un gouvernement de coalition. Se préparant à un retour imminent au pouvoir politique, ils n'ont de cesse de se mettre en organisation de combat pour faire équilibre à l'adversaire. Mais pour devenir un mouvement de masses, cela requiert de la cohésion et une direction aussi clairement définie qu'incontestée. Cela exige aussi qu'ils se débarrassent de leurs grands egos, qu'ils se façonnent une nouvelle image de marque, celle d'une opposition moderne, intransigeante, révolutionnaire même, et surtout débarrassée des caciques de l'ancien régime et suffisamment mature pour être capable d'agir sans s'accrocher, tel un naufragé, aux oripeaux du passé. C'est la seule manière de se refaire une vie après l'épreuve et même d'en sortir grandi.