Par Boujemaâ Remili* Le Premier ministre, M. Béji Caïd Essebsi, a pu ramener de la sérénité dans les esprits, au moyen d'un discours, celui à partir duquel il a pu présenter une feuille de route qui a été considérée comme crédible; toutefois, nous savions tous que ce n'était qu'une feuille de route sursis, qui ne pouvait pas nous proposer un cheminement allant au-delà du 24 juillet. Quant au reste du chemin, M. Caïd Essebsi avait eu l'air de nous dire que c'était à nous de voir. Sauf que, depuis, nous n'avons pas vu grand-chose. Aurions-nous besoin pour cela d'un deuxième «discours», mais cette fois-ci pas de la part du même Premier ministre, qui a eu l'honnêteté de clairement délimiter sa mission dans le temps ? Ce n'est pas à exclure. Il reste à savoir, toutefois, de quel genre de discours salvateur aurions-nous aujourd'hui besoin. Pour cela, nous devrions éviter l'erreur que nous sommes, malheureusement, en train de commettre collectivement, celle de ne pas être capable d'assurer aucune sorte de marche cohérente, même pas celle d'ici au 24 juillet, qui semblait pourtant bien tracée et cela, par manque de clarté et de pertinence en matière de vision, alors qu'il reste largement possible et tout à fait à notre portée de s'y prendre autrement et pas seulement concernant la constituante. En effet, qu'est-ce qui remonte vers nous comme information à partir de la base sociale et populaire ? L'absence de clarté concernant l'ensemble du processus, celui d'avant la Constituante, pendant la Constituante etaprès la Constituante; ce qui empêche les uns et les autres de voir sur quoi tout cela va déboucher. L'autre élément d'inquiétude, concerne la responsabilité du pilotage du processus et des garanties concernant son succès. Bref, il manque la confiance aussi bien dans la démarche qui doit nous conduire «hors des eaux de crue» que dans ceux qui devraient prendre en charge l'accompagnement de cette périlleuse «traversée». Pourtant la réponse existe. Elle consiste essentiellement à reconnaître le fait principal que, contrairement à toutes les apparences, aujourd'hui ce n'est ni l'étape des personnes, aussi géniales soient-elles, ni l'étape de partis, aussi stratèges soient-ils, mais celle du front fédérateur, autour d'une plateforme de rassemblement. Car quelle serait la différence entre les cinq à six partis reconnus comme progressistes et démocratiques et présentant par ailleurs de bonnes références en matière de lutte contre l'oppression, lorsqu'il n'était pas à la portée de n'importe qui d'assumer ce type d'engagement ? Aucune. Tous ces partis développent le même discours et cela est tout à fait normal pour la présente étape. Aussi risque-t-on, si on n'y prend pas garde, de proposer aux électeurs des programmes parfaitement similaires, mais dont chacun, pris à part, n'aurait aucune crédibilité, parce que soutenu par un seul parti, qui ne peut qu'être largement minoritaire. En revanche, une coalition unitaire présenterait l'immense intérêt de créer une dynamique dans laquelle se reconnaîtront des acteurs sociopolitiques proches du courant démocratique et progressiste, en plus surtout du fait que cela puisse déboucher sur une véritable adhésion populaire majoritaire qui peut aboutir à une solution de gouvernement, ouvrant ainsi un chemin, bien balisé, de réalisation des objectifs unitaires de la révolution, quitte à ce que l'étape suivante puisse servir à mieux faire apparaître les différentes ‘sensibilités'. A moins que, et il ne s'agit nullement de l'exclure au contraire, cette coalition ne se transforme elle-même en un parti majoritaire de l'après-révolution. La question subsidiaire est, face à cette coalition progressiste et démocratique à vocation populaire et majoritaire, quelles autres tendances peuvent se cristalliser et quel genre de rapport de force ou de ‘complémentarité' peut s'établir en termes électoraux ? Trois autres tendances sont en vue. La première pourrait regrouper ce qu'il a été convenu d'appeler l'‘extrême gauche, en alliance avec les unionistes arabes. Il s'agit de courants politiques disposant de militants très dévoués, qui ont subi beaucoup de répression mais développant des discours qui relèveraient d'un radicalisme prônant la pureté idéologique. Alors que dans la réalité, tous les Tunisiens ont constaté, après que ces courants ont pu bénéficier de temps d'antenne pratiquement illimités en bénéficiant de connivences douteuses, que ces courants manquent cruellement de maturité politique, à tel point qu'il reste très difficile de leur confier autre chose que le protestataire. La pureté idéologique pouvant ainsi cacher un mal-être d'adaptation politique aux transformations profondes des sociétés, depuis les années soixante du siècle dernier. Pourtant ces courants peuvent se retrouver aux côtés des progressistes et des démocrates sur des bases de défense des droits sociaux, des libertés ou des acquis de la femme. Ce qui montre qu'en politique, il ne faut rien figer de manière définitive. Quant au courant islamiste, il porte la lourde responsabilité de faire courir au pays le risque d'idéologisation de la religion, alors que la religion devrait commencer là où finissent les idéologies. Le peuple tunisien, qui est en paix avec son islam, n'a pas l'air d'apprécier cette incursion de l'islamisme politique, qui a souvent provoqué ailleurs des dégâts dévastateurs. Il serait hautement risqué que ce type de courant politique puisse accéder au pouvoir avant que la société ne l'ait suffisamment pratiqué, pour pouvoir développer les mécanismes nécessaires pour se prémunir contre les dangers dont il est potentiellement porteur. Néanmoins, l'islamisme politique est traversé, semble-t-il, par divers sous-courants, dont certains se déclareraient comme étant des républicains et devraient de la sorte adhérer au consensus national autour des valeurs de fondement de la nouvelle République, sans que le courant progressiste envisage de les associer à un projet de gouvernement, ce qui risque de provoquer un trouble majeur. Reste, enfin, le courant destourien. L'ex-secrétaire général du RCD (en cours de dissolution) avait déclaré, au début de la révolution, qu'on lui avait remis entre les mains un cadavre qu'il a été incapable de réanimer. Toute référence actuelle à ce parti, qui a eu dans le temps un passé glorieux, relève du suicide politique. Les tenants de cette histoire très honorable par plusieurs côtés, mais moins par d'autres, auront le choix entre passer par une longue cure d'opposition ou carrément soutenir le pôle progressiste et démocratique dans lequel, cela s'entend, ils ne joueront pas tout de suite les premiers rôles. L'Histoire a ses vicissitudes et nous nous soumettons tous, à tour de rôle, à son verdict, avec humilité. La Révolution l'a montré, le peuple est en avance sur les élites. Il attend d'eux les bonnes clarifications. Faute de quoi, de belles Kasbahs nous attendent, qui, cette fois nous demanderont, légitimement, à nous tous, de dégager, une fois pour toutes.